Ah le Djazz ! La musique de Djaaazz !! Étrange genre, fidèle bande sonore qui prend le sens que vous voulez bien lui donner. Musique d'ascenseur ou de tapisserie parfois, que l'on boit comme de la soupe, avec laquelle on occupe l'espace comme un meuble, musique de concert par ailleurs, peuplée de brodeurs virtuoses et de jongleurs énervés, qui vous transporte, musique de sage, de sauvage, d'intellectuel, de quadragénaire cool avec chemise à fleur ou de danseur en colère. Mais jouer du Djjazz ! Dans un big band de djaazz !
Ce morceau, Moanin', de Charlie Mingus :
Je suis à la basse, parmi une troupe bien fournie de cuivres au grand complet : trombones, saxophones, trompettes. Le métal est rutilant, nous sommes tous en position, comme une batterie d'artillerie pour chasser des canards en plastique. Au milieu, on se sent au chaud, peuplé, fortiche ; contrairement au métropolitain, chacun a sa place assise et son pupitre pour lire les mains libres. Nous sommes souvent presqu'aussi nombreux que le public, et nous pouvons l'intimider avec beaucoup de son. Il ne nous fait pas peur, et nous n'avons peur de personne, comme sur un tandem pétaradant et interminable qui dévale une route dans une douce campagne. A la basse, je suis au fond, ma tête se perd parmi les autres, comme sur une photo de classe.
Le morceau démarre, le saxophone baryton râle le thème avec sa voix aigre de pingouin asthmatique ; à la façon du boléro, les instruments arrivent un par par un, les trombones vont se rouler dans la claire fontaine des trompettes comme de suaves hippopotames tandis que, agiles, rapides et furtifs les saxophones zélés soulèvent la poussière de leur galop aigu.
Les improvisations naissent ; comme un cargo en forme de toupie, l'orchestre est lâché dans la nature. Il tangue, il tremble, le public implore notre pitié, il va y en avoir de partout. Le soliste se transforme en plusieurs solistes, nous inventons des planètes furieusement, tapons sur les atomes, maltraitons les éléments. Frénétiquement, laborieusement le savant boucan est entretenu comme une cheminée battue par des ventilateurs, l'ondulation du verre liquide est maintenu par des souffleurs rouges. Beaucoup ont passé du temps à faire des gammes, studieux, sérieux, appliqués, s'ennuyant avec des exercices ingrats, mais maintenant, on se lâche, il n'y a plus de fausses notes, on respire, on s'exprime, on se tord et on se vide comme des citrons pressés.
Et voilà la musique qui se pose, on réanime le saxophone baryton qui a respiré son quota d'atmosphère pour le mois. Le public applaudit, les enfants sont contents, c'est comme taper sur des casseroles. Je vois la nuit tombée de son arbre, souvenir d'apéritif.
Je sifflote quelques années plus tard ce morceau au refrain délirant, infredonable, dans le quasi-silence ponctué par mon rouleau de peinture.