vendredi 21 août 2015

Etat des lieux

La "dame de l'agence" examine chaque recoin de l'appartement vide, les murs, les trous, les fenêtres, les prises, les ampoules, les impacts, les tâches. J'écoute presque hypnotisé l'énumération monotone de ces infimes détails et marques discrètes d'usure, qui font la vie des endroits. Je dirais bien de cet état des lieux qu'elle fait un inventaire à la Prévert, mais en fait concrètement c'est plutôt un inventaire à la con, et j'imagine au cours de cet exercice rébarbatif ce que je pourrais faire de sa personne ennuyeuse, en compagnie de Jacques Prévert, tels des brigands sans scrupule, lui qui conduirait la camionnette vers les sous-bois, moi détaillant d'un ton rigolard le bazar dans la boite à gants de Jacques Prévert, en effectuant par rétorsion un inventaire à la moi-même.

Elle tente à un moment de nommer la couleur d'un mur, pour compléter son rapport. Elle hésite entre beige et vert, et finit par dire "taupe ?", comme dans les émissions de télévision avec des appartements, et là je me dis que l'univers peut bien être en expansion ou en contraction, tout ceci est vraiment bien fait pour elle. Je critique pour la télévision, mais j'avoue que cette accumulation de détails me fait songer aux scènes d'autopsie dans les séries policières, quand, par le prisme d'un personnage de médecin légiste gothique ou alcoolique, on regarde le triste spectacle des assassinés abrité par quelqu'un qui tire des conclusions avec un petit air malin. Je pense notamment à "Jacques Prévert mène l'enquête", une série où le poète, personnage en noir et blanc, énumère les organes des gens, les dispose sur une table immense et en conclue qu'ils sont tous morts.

Dans un placard, il y a, discrètement oublié, une sorte de bâton, une longue pièce en bois qui appartient au jeu de construction la Maison Forestière. J'en suis ému, de le voir surgir, ce fragment de maison pour jouer, dans un appartement dont on vérifie la bonne tenue du vide afin de permettre à d'autres de le remplir, avec leurs vies, leurs propres tâches, leur propres trous pour mettre des cadres de leur bonheur fugitif, et des doigts sur les vitres, toutes ces choses dont nous encombrons le monde et qui nous valent le regard désapprobateur des dames des agences.

J'ai l'idée d'emmener ce bout de bois, même si mon fils n'y joue plus, parce que c'est une brique sans une autre brique, une sorte d'inventaire faible qui n'énumère que lui-même. Mais finalement je le laisse. Comme ça, ceux qui viendront, à la place, des sortes de voisins sur le plan temporel, le trouveront, ils n'oseront le jeter parce que c'est un bout d'un jeu de gens passés, et c'est sacré, comme un esprit, un fantôme invengé, et ils construiront alors tout autour avec leurs meubles, et à travers eux, depuis la béance nettoyée au Saint Marc qu'ils auront comblée, ils seront la preuve que nous avons existé.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...