samedi 31 janvier 2009

La tête à l'envers (3/3)

Puis un jour comme les autres, Bob la quitta. Ils étaient en train de boire du thé, il était attentif, il posa même quelques questions avec l’air intéressé, ce qui était inquiétant. Alors, il perdit d’un coup son air lointain, pour un genre passablement présent, un genre fabriqué en série et qui passe un entretien d’embauche avec des chaussures étroites, et Marie comprit. Elle écouta, parce que, du fait de son candide libertinage qui avait été sa précédente routine, elle n’en avait entendu pas tant que ça, de ces discours. Elle écouta, engourdie, intéressée, le crâne anesthésié comme une grosse dent. Cela ressemblait à un film. Marie, je m’en vais. Allez, ne sois pas triste, voyons, ça craint. Plutôt à un téléfilm. On était pas marié, Marie. Il n’y avait pas de contrat entre nous. Pas de nom posé au bas d’un parchemin. On était libre.

Elle décida alors que, profondément originale, foncièrement libre elle aussi, elle ne serait pas du tout triste, elle n'aurait pas de peine ; jusqu’à présent, on ne l’avait pas mise dans un panier comme un toutou, on n'avait pas pu la ranger « dans une case », elle savait même qu’elle éclaterait de rire, à la fin du laïus, d’un grand rire sardonique, comme on dit d’un nez qu’il est aquilin. Marie je m’en vais. Je suis venu te dire que je m’en vais. Au vent mauvais. Mignonne allons voir si la rose qui ce matin, voilà. En alignant ses phrases, d'ailleurs, elle eut l'impression qu'il se vidait comme un bain, dans quelques instants, il ne resterait plus rien du Bob, il se terminerait avec un gargouillis fort prosaïque, par le petit trou du conduit de l'oubli, et il n'y aurait là qu'une indifférence vague à éprouver, pour la forme. Elle aperçut, posés contre le mur, leurs sacs de jonglerie, côte à côte, avec leurs quilles. Puis Bob allait lui réciter une sorte de poème, mais elle l’arrêta. Mais ça ne peut pas être comme ça, fit-elle, la voix étranglée ? Ce n’est pas possible ! Si justement, c’est bien toute l’histoire de la vie, ça peut être comme ça. Elle se concentra violemment pour trouver quelque chose de remarquable à répondre. Quelque chose de déconcertant, un mot terrible, qui, la vieillesse tombée sur Bob, lui ferait éprouver des frissons de honte ou d’épouvante.

Lui, il la regardait, incommodé, importuné, presque insulté par cette scène si étroite, si triviale. Peut-être que, méditant jour après jour, il avait repoussé ce moment à plusieurs reprises, il s’était dit : faisons-le un soir ; comme la nuit arrive vite, la fatigue peut être une limite physique bien commode à un éventuel scandale ; ou peut-être un matin, afin de laisser la journée entière et la lumière du soleil faire son apaisant effet (les suédois se suicident beaucoup car ils manquent de soleil, c'est connu). Peut-être l’annoncer tout en jonglant, de la sorte que, stupéfaite, elle en aurait oublié de réceptionner une quille, qui serait tombée sur son crâne, puis les autres également, l’assommant à moitié, et, hébétés, on serait tous passé vite à autre chose.

Elle fixait encore les quilles, horribles massues de cro-magnon en plastique, et c’était ses rêves qui, après leur saut en l'air, tombaient les uns à la suite des autres, rebondissant grotesquement par terre ; voilà, les lumières qu’il avait allumées, il s’en allait avec, et ne laissait que la facture, quelque chose la lança, vrilla, une sorte d’acouphène dans le ventre. Elle était sur le point de juste dire, je m'en fous. Il vit sa bouche se tordre de douleur, ridiculement, comme un bébé. Elle chercha encore un mot formidablement scandaleux à proférer, mais elle mit juste son visage dans ses mains, simplement. Il la regarda pleurer ensuite, en silence. Il eut de la peine, sincèrement. Elle ne dit rien, un moment, dignement, mais s’humiliant quand même, elle lui demanda de changer d’avis et de se remettre à l’aimer, comme avant, comme la semaine passée. L’humiliation d’avant ne fut sans doute pas suffisante, puisqu’après elle s’humilia encore en répétant s’il-te-plait, s'il-te-plait. Mais visiblement, il-ne-lui-plaisait-pas. Habile médiateur, en lot de consolation, il proposa de « rester amis malgré tout », car il n’y avait pas de raison ; que ce moment était fastidieux, comme faire une queue incommensurable à la Poste pour chercher un recommandé d’on ne sait qui, peut-être un débiteur, et avancer à petit pas, comme des moutons, sans savoir que faire de sa carcasse.

Elle m’appela, elle put dire le début correctement, mais la fin de la phrase partit dans les aigus, puis les ultra-sons, du gémissement silencieux qui fait dresser l'oreille des chiens. De mon côté, j’étais en train d’apprendre à fumer, c’est à dire de faire comme les autres, comme jongler, mais en moins dangereux. A cette nouvelle, je poussai un cri d'aise, ma réponse débuta, claire, plaine, ferme, enthousiaste, mais elle se termina avec une tonique commisération, et je la plaignis aussitôt avec éloquence.

Elle pleura encore, les jours suivants, longtemps. Elle eut le nez rouge, un moment, et bien, comme au cirque, en fait. Je lui dis un soir, viens là, tu peux compter sur moi, viens pleurer sur mon épaule, viens te confier, je comprends ce que tu ressens, mais elle disait non merci, je préfère rester seule, et je murmurai, la voyant disparaître, merde, je serais encore puceau ce soir.

Un soir, Marie se réfugia dans la drogue, elle fuma plusieurs pétards. Elle raconta n’importe quoi, à l’instar de Camille Claudel, des histoires de corbeaux invisibles qui rongeaient les cordes de la guitare du ciel avec des plumes de chiens, et des poils d’oiseau. Elle s’excusait en poussant des rires forcés, elle regrettait, concédait que ce n’était pas facile pour nous de côtoyer quelqu’un qui sombrait dans la démence. Puis plongeait la tête entre ses mains, en répétant Bob, Bob, puis le traitait de salop, et de génie, et nous engueulait qu’on ne pouvait pas comprendre, mais nous expliquait longuement quand même.

Peu à peu, le chagrin laissa place à quelque chose d’esthétique, elle aimait regarder cette peine, il y avait quelque chose de noble, de grave, de mélancolique ; elle aimait y revenir souvent, en repartir, y revenir, elle aimait cette aisance revenue du mouvement sentimental. Elle aimait convoquer son chagrin, cet essoufflement mélancolique qui donne l'impression d'être en vie, après une longue course, puis elle le congédiait. C’est que Marie jonglait habilement à présent, avec quatre ou cinq quilles, elle regardait cette course colorée, qu'elle souhaitait élégiaque, le visage empreint d’une grande sévérité. Quand une quille lui échappait, elle abandonnait tout d’un coup, ses bras devenaient ballants en un éclair, l’image même de l’abattement, puis elle se détournait, pris d’un dédain urgent, et les trois ou quatre quilles en l’air finissaient de choir mollement dans l’herbe. Ces microscopiques catastrophes la distrayaient beaucoup.

Elle me dit un jour, avec affectation: je crois que je vais faire des études de sociologie. Quelque chose comme ça. Je vais sans doute devenir secrétaire, partir pour Secrétaire Sans Frontière, dans le genre. Ou entrer dans un couvent de secrétaires, qui sait, où l’on prie Dieu en sténodactylographie. Elle eut une discussion avec ses parents, elle ne voulait pas faire un métier sérieux. Elle me parla d’une école de cirque, privée, loin, et comme elle me décrivait la chose, cela ressemblait à un établissement pour faire de la corde à sauter, à la campagne, avec des intervenants, des professeurs de gymnastique un peu fantasques, des gens en tongues qui ramassaient des crottes de chevaux, ou d’éléphants, dans le meilleur des cas. Tu vas partir, alors. Je l’imaginais dans une quête sans fin, désespérée, des Bobs perdus. Tandis qu’elle exposait son projet, je m’emparai de ses quilles, et j’en lançai une puis deux, puis je fis monsieur Loyal, regardez mesdames z’et monsieur, regardez, oyez, la pathétique histoire de bozo le clown et Maria Mariskaïa Kouchtoila la jongleuse, et les quilles tombaient, et je tombai aussi, et c’était drôle, enfin je crois, et je proposai aussitôt un sacré spectacle vraiment tordant, quand même, plus que celui de ce cul-béni-oui-oui de Bob.

Elle partit : c’était certain, une fois la corde à sauter apprise, là-bas, de retour chez ses parents, elle discuterait de l’éventualité d’un métier sérieux. Dans leur salon tranquille, là même où quelques années plus tôt des gens vraiment libres avaient vécu un gigantesque moment présent, ils négocieraient avec tact sur que faire de l’animal mourant de la jeunesse, comment gérer son départ gentiment, par exemple, le piquer, l’enterrer avec dignité dans le jardin pour qu’il soit toujours là sous nos pieds, à portée de pelle, puis trouver un emploi, et revenu au bord du balcon en aluminium, se dire que, tout de même, on ne s’en sort pas si mal, que l’on est indépendant, appareil dentaire ôté, cage ouverte pour la jeunesse enfuie.

Je n’eus plus de nouvelles d'elle.

Il y a quelque temps, j’ai cherché son nom sur internet, j’ai découvert sur une photo rougeâtre de spectacle, Marie, suspendue à un trapèze, dans un cirque extravagant, son lots de clowns modernes et politiquement sur-signifiants. Je reconnus son nom, dans les premiers rôles. Elle l’avait fait ! Je regardais l’écran, je la découvrais des plumes sur la tête, la tête à l’envers, et le sourire outré des funambules. Ce sourire adulte, sérieux, figé, glacé, au visage des acrobates, pour masquer l’effort. Tout le monde porte ce sourire. Elle l’avait fait, me suis-je exclamé, joignant mes mains, applaudissant, ou priant, silencieusement, et, transporté le temps d’une respiration dans mes tribus comiques, depuis dispersées, je fus très tendrement heureux pour elle.

mercredi 14 janvier 2009

La tête à l'envers (2/3)

Et un jour, Marie tomba amoureuse. Un type comme ça, un type en sandale, avec des mollets poilus, un grand bienheureux décontracté qui mangeait et qui faisait pipi, et qui, des fois, avait de « vrais coups de coeur » pour des œuvres. Il portait des bracelets effilochés, des gros doigts, du genre à prendre de la glaise et à la serrer très fort, une tête à tresses blondes de comptable rastaquouère. Les autres, ils étaient là, comme des meubles, des guirlandes de Noël que l’on ressort du carton, si l’idée vient à en changer, c’est déjà le nouvel an, et on se résout à les ranger dans le carton pour la fois prochaine. Mais lui, il avait le genre de passage, la mine fugace, une silhouette de fin d’été permanente. Une sorte de panique obstinée vint vite s’installer sur le visage de Marie. Elle vérifiait sa présence continûment, tournant la tête avec inquiétude en sa direction, plus que nécessaire.

J’observais l’inconscient du coin de l’oeil, mauvaisement, j’avais envie de l’éplucher, cette grande banane, pour comprendre : pourquoi lui, pas les autres.

C’était un grand type super sympa, super ouvert, il vous ouvrait la porte avec des yeux très écarquillés derrière ses lunettes, des yeux clairs, attentifs, abrutis. Chez lui, il avait plein d’encens, tout était permis, on pouvait s’allonger par terre, si on le sentait, on pouvait péter, il disait, hey, c’est la nature ! Cela aurait été inconcevable de l’étriper, comme ça, spontanément, par jalousie, cela aurait été une vraie faute de goût. Il était passionné par le cirque et la jonglerie. Il regardait, songeur, au loin, dans le vide sidéral, comme s’il captait les protons qui traversaient le cosmos, en attendant des consignes spéciales des forces cachées. Parfois, quand on disait vingt phrases, il écoutait, attentif, puis en disait une seule, sibylline ; chaque mot de la phrase était simple, mais l’ensemble était tout à fait étrange, il posait cela délicatement dans la conversation, avec une voix douce, et chacun se regardait, saisi, ça ne voulait peut-être rien dire ; le sens de ses interventions, à l’instar de Dieu, n’existait peut-être pas, mais son autorité s'en retrouvait grandie, par une sorte de foi.

Il avait l’air si sage, si indépendant, presque régalien, dans son immobilisme détaché, mais peut-être qu’il était juste complètement idiot, et qu’il oubliait de bouger, parfois, comme un ficus. Tout à coup, il disait à Marie, viens, on va jongler dans les rues, puis on ira boire des Jeanlain ou un thé vert, le soir, dans les escaliers de la Croix-Rousse. Je la voyais partir, alors, décoller, si excitée, si euphorique. Dès lors, quand il m’arrivait de lui parler, elle me regardait comme un téléviseur en panne, je ne la dérangeais jamais, il me semblait produire un poa poa de poisson rouge, tant ma conversation, dans son regard vide, semblait aquatique, monde-du-silencieuse.

Marie voulut faire du cirque, aussi, comme lui. Il s’appelait Bob (sic). Elle commença à jongler. Elle disait, regarde Bob, je jongle, avec trois quilles, Bob, avec quatre... Elle transpirait beaucoup. Lui, il la regardait en riant, s’exclamant, patriarche libre sans tribu à charge, c’est pas mal pour un début, dis-donc ! Et riait encore, les gros poings sur ses hanches de géant vert. J’essayais de jongler, aussi, je levais le nez vers l’azur majestueux pour voir la quille m’aplatir le nez. C’est des conneries, tout ça, disais-je en rendant ces objets abscons aux couleurs ridicules. A quoi ça peut bien servir des les jeter en l’air, indéfiniment, comme ça, en s’essoufflant beaucoup. Je veux dire, ça ne fait pas avancer grand chose, comme activité. Ce n’est pas comme si on faisait de la sculpture par exemple. Mais non, regarde Balmeyer, je vais te montrer, me disait son ami, Bob (sic), puis il s’emparait des vingt-trois quilles pour en peupler le ciel. Il était cool. Il jonglait parmi les nuages, les oiseaux, les arcs-en-ciel. Regarde, il suffit d’être souple, décontracté. Ouvert au monde. Il souriait, paisible, avec ses dents blanches de colosse biodégradable. Marie disait, les mains jointes, oh génial Bob, génialifique, magnuleux, on dirait une cathédrale abstraite du mouvement immobile. Il était tolérant, Bob, il ne proposait pas de m’euthanasier sur le champ, du fait de ma maladresse, il était comme ça, vivre et laisser vivre. Parfois même, il me proposait de sa Jeanlain, parce qu’il n’oubliait personne, il aimait la diversité, cet écosystème avec les nuls et les pas nuls. Quand je faisais mine d’essuyer le goulot colonisé par sa bave, il me répondait, savant, les yeux froncés du gars qui a traversé l’Amazonie avec un simple tire-bouchon, ce n’est pas sale, tu sais, les chiens se lèchent bien leurs blessures pour se désinfecter. Je répondais, ah oui, car c’était vraiment logique. Regarde, faisait-il, généreux de lui-même, je vais te montrer encore ; et il relançait les quilles, il jonglait comme Picasso peignait : beaucoup, et artistiquement. Ah oui c’est super, avouai-je en déglutissant, puis je maugréais, je me demande si les quilles, elles ne rentreraient pas toutes dans ton anus, Bob, en forçant un peu, il faudrait essayer, pour voir.


Marie et Bob (sic) s’étaient mis à jongler souvent, ensemble. Il était le maître, et Marie, l’élève, espiègle et persévérante. Il se tenait droit, les pieds écartés, et souriait, l’image même de la santé et de la convivialité, il aurait été parfait dans une publicité pour les banques si les banquiers s’étaient habillés en hippie. Il encourageait beaucoup, s’enthousiasmait en permanence, tout était excellent, je l’imaginais dans son sommeil répéter nerveusement : excellent ! Excellent ! Marie, sans rien dire, s’autorisait des visions de tournée mondiale dans des habits de lumière et des caravanes tirés par des poneys. Parfois, quand Bob n’était pas là, qu’il disparaissait, très précieux, dans son écrin de mâle intimité, elle se laissait aller à des rêves, impunément. Tout le monde l’encourageait, on y croyait ; bon, ce n’était pas comme si on avait parié un kopeck sur elle, mais après tout, ce n’était pas cher d’être gentil.

Pour compléter, Marie voulut également faire du trapèze, soudain, un soir. Elle en fit part à son ami. Elle était petite et ronde : Bob, tendrement, lui répondit, tu sais tu es petite et ronde, ce n’est peut-être pas la morphologie idéale. Il était si cool, Bob, et si franc. La franchise, c’est un peu comme la liberté, c’est une sorte de don, un don de soi, aux autres. Marie, disait-il, franc comme un cadeau, ce n’est pas vraiment le genre de morphologie qu’on voit en haut des chapiteaux, il faut des filles plus grandes, plus sveltes, plus gracieuses, un peu comme des danseuses classiques, tu vois, des physiques de yougoslaves, tu sais, des gymnastes russes, avec des maillots qui brillent sur les os ; toi, tu es une fille pas cliché, pas comme ces fils de fer dans les magazines qui nous bourrent le crâne avec leur image formatée, toi tu assumes tes rondeurs ; Marie l’écoutait, elle devenait rose, mais pas comme les roses, plutôt comme une sacrée forge de l’enfer dans un dé à coudre ; il poursuivait : mais si tu crois en ta bonne étoile, Marie, après tout, qui sait... tu es libre ! Et puis je t’aime comme tu es, c’est l’essentiel. Juste comme tu es. Elle enrageait, elle serrait ses petits poings. S’aimer comme elle était, mon cul, oui.

Un jour qu’ils jonglaient dans la rue tous les deux, juste pour le plaisir, pas pour démontrer, ni pour se montrer, un petit attroupement se fit quand même. Tandis qu’ils continuaient hardiment, l’air de plus en plus détaché, à la limite dérangés par le regard des badauds et des bourgeois, parce que jongler c’était quelque chose que l’on fait principalement pour soi pas pour montrer qu’on sait jongler - mais il est vrai que la rue était très passante tout de même - et les gens étaient captivés ; elle fit tomber une quille. Une mère fit à nouveau rouler sa poussette et des touristes aperçurent une superbe bouche d’égout de l’autre côté de la rue, et Bob s’énerva un peu et lui fit une réflexion très agacée.


Marie s’habillait totalement en jongleuse, à présent. Elle avait un pantalon mou avec des rayures bleues de toutes les couleurs. Elle avait un sac pour ranger ses quilles qu’elle portait en permanence. C’était un tout petit sac en toile, les quilles en dépassaient bien ostensiblement, et parfois elle rencontrait un autre jongleur, inconnu, et ils se regardaient gravement, intensément, comme membres d’une espèce menacée, pourchassée ; ces fameux manteaux en peau de jongleur. Même sans Bob (sic), il lui prenait des envies irrépressibles de s’exercer, dans des moments parfois incongrus ; parfois nous faisions tous les deux la queue au musée (lorsque Bob était en déplacement dans la stratosphère pour demander des congés à Dieu), dans la file d’attente, il fallait qu’elle jongle, là, comme pour s’exprimer. Peut-être que Bob, tout là haut, la voyait former des grands O avec ses quilles, et qu’il en était rasséréné.

Marie aimait bien divaguer, avec un enthousiasme parfois insistant : hey Bob, on pourrait monter un spectacle tous les deux ? Elle détaillait, méticuleusement, évoquait des idées de costumes, des pistes pour « scénariser » les scènes de jonglerie, les « contextualiser », trouver un « fil conducteur » à leurs séquences ; elle parlait d’un cahier de brouillon où elle notait des idées et des schémas, pêle-mêle, des synopsis, des mots, et ses mots défilaient comme des trains, des centaines de trains, une sorte d’antithèse de grève des trains, un ballet mélangeant quilles, costumes, rails, trains, mots, des noms de troupe, des tracts en noir et blanc au format A4 ; tel une vache dans un pré tranquille, Bob les regardait passer paisiblement, placidement, ces mots, un sourire serein sur le visage, à la limite de s’endormir. Puis après quelques bières, il sursautait, semblait quitter l’infini magistral où il officiait en envoyé spécial ou en correspondant permanent, et souriait : ah mais quelle bonne idée ! Tendant la main vers une autre bière, il ajoutait, avec plus de conviction : vraiment, il faudra réfléchir à ça, un de ces jours, oui, vraiment.

lundi 12 janvier 2009

La tête à l'envers (1/3)

Elle était populaire, Marie, elle couchait facilement. Dans cette bande de beatniks boutonneux, elle disait souvent oui, allez. La confrérie des gens très libres lui était redevable, car les volontaires inspirées par une telle positive attitude sexuelle ne se bousculaient pas. Elle n’était pas très jolie, mais suffisamment. Petite, gironde, les joues roses comme une fille des champs, elle bénéficiait de la fraîcheur standard de la jeunesse.

Avec facilité, ses amis devenaient amants, ses amants se retrouvaient amis, on s’aimait bien, sans façon, sans douleur, sans conséquence, à la bonne franquette, à la bonne niquette. Tout était tellement inconséquent. On pensait dans du sable, la mer emportait tout.

« Et toi alors, me disait-elle, pourquoi tu es puceau ? »

Je protestais alors avec la plus grande fermeté, sursautant sur place, aussi indigné qu’un conseil de sécurité de l’ONU, je pensais mentir, et inventer une lointaine et mystérieuse cousine et des histoires abracadabrantes d’amours impossibles, sombres, et de chevaleresques renoncements, mais je savais qu’à Marie, on ne mentait pas. Comme les moteurs de mobylettes pour certains, les garçons, elle les démontait et les remontait les yeux fermés, alors je me contentais d’une ferme réplique : mais ce n’est pas à moi qu’il faut demander pourquoi je suis encore puceau ! C’est aux autres ! Je n’ai pour ma part aucune objection, ni morale, ni intellectuelle, ni religieuse, à rester puceau. Si on se place du point de vue de l’offre et de la demande, m’embrouillais-je, on peut dire que d’une part l’offre et la demande (mêlées dans mon propre cas), dépasse largement l’offre ou la demande du reste de l’univers, ce qui est une triste perte à la fois pour moi et pour l’univers aussi, sans doute, et… »

Marie regardait à travers la fenêtre, par le balcon d’aluminium, gris comme un appareil dentaire au visage de notre jeunesse. C’était un agencement méthodique de géraniums, qui s’agitaient stupidement dans le vent, plantes entretenus par des parents. Les parents ! Ah, ces êtres confis, immobiles, lyophilisés, froids comme des lézards, sans joie ni passion ; ils n’avaient que ça à faire, visiblement, agencer des géraniums, tandis qu’il était possible de vivre très libre ; puis elle partait, au milieu de la fête, Marie, et je restais là à boutonner de la face, avec ma triste bière Jeanlain à la main, et je pensais, pris d’une brutale mélancolie, oh zut, demain matin je me réveillerai encore puceau.

Dans la fête lancinante, ennuyeuse, soudain, un type sortait sa guitare. Il disait : je vais faire un peu de gratte. Des gens s’extasiaient. Ils étaient tous si fascinés d’être eux-mêmes. Ils se découvraient comme s’ils s’étaient reçus en cadeau pour leur anniversaire. Ils secouaient la tête en écoutant la guitare. C’était vraiment un moment magique, qu’il avait fallu attendre des milliards d’années pour se réaliser enfin, dans cet appartement aux fenêtres d’appareils dentaires, entre choisis, élus et prédestinés. Moi aussi je secouais la tête, un peu, mais je pensais aussitôt au chien en plastique qui branle du museau sur les téléviseurs du monde entier, alors je cessais.

Parfois, les beatniks boutonneux, grisés par une si précoce liberté, en arrivaient à des familiarités avec Marie, la bouteille de trente-trois export, vide à moitié, à la main. Ils étaient comme des vieux Bukowski, mais jeunes. Ils prenaient des poses pittoresques, ils ne se lassaient pas d’être désabusés. C’est un peu comme s’ils avaient tellement bourlingué aussi, tellement ramassé des salades dans les champs, revenus de tout sans être partis (ce qui revenait au même, concrètement). Bon alors, Marie, on y va, disaient-ils, directs poètes ? Et si on allait s’amuser un peu, hein ? Les boutonneux, qui, il n’y a pas plus tard que ça, le trimestre d’avant, le bulletin de notes précédent, s’astiquaient avec mélancolie dans leur chambre en maudissant leur solitude, s’entendaient parfois dire oui, ok ; ô monde ultra-libéral de l’amour, oh puissance sexuelle dévastatrice, vastes champs de blé ukrainiens à moissonner avec le pénis, poids lourds odieux dévalant des pistes de ski emportant les sapins de la vie sur leur passage. Mais elle, elle ne s’offusquait pas de ces méthodes cavalières. Elle en avait déniaisé une belle brochette, ici, à vue d’œil. Ces garçons là, ils semblaient à ses yeux comme des pulls, des pulls qu’elle aurait elle même tricotés, des monstres qu’elle aurait fabriqués, avec des bouts d’homme, oui, des monstres d’hommes avec des morceaux d’enfants ; ils étaient bêtes, moches, vulgaires et huileux, mais quelque part, ils étaient ses créatures. Elles les aimait bien. Et les créatures la regardaient avec, dans leurs regards, l’étrange reconnaissance d’être au monde.

Il y avait des moments comme ça : qu’est-ce que tu fais, Richard ? Nous révisions, c’était l’été, divaguant ivres dans les jardins sur la colline, où veillait au sommet, sur nos libidineuses jeunesses, la basilique à la vierge d’or ; attends je passe un coup de fil, titubait Richard. Il s’adossait bizarrement à la paroi de la cabine téléphonique, ça va Marie ? Qu’est-ce que tu penses de Nietzsche ? Hips. Au fond ? En définitive ? Puis, abruptement, en riant, hey, Marie, toi et moi, et si on prenait du bon temps ?... Ok ? Ok. A quelle heure ? Puis Richard partait. J’ai un rendez-vous galant, hop, je vais tirer un coup. Les autres s’exclamaient, du fin fond de leur carcasse sanglée d’innombrables appareils dentaires sur tout le corps : oh, l’autre, hé. Dis donc. Oh ben. C’est beau la vie. Il pleuraient presque de frustration, la sève coulant des yeux, du nez, horrible rhume du printemps de la vie. Il n’était même pas très beau, Richard, oh privilèges, oh clergé sexuel, oh noblesse amoureuse… oh révolutions !

Puis Richard titubait encore un petit peu, au loin, et enfin, en fin de compte, en définitive, pour finir, il s’effondrait et roulait dans un fossé. Nous allions lui porter secours. Des plus jeunes et des plus boutonneux, qui, bien que libres, n’avaient pas le choix de grand chose, des beatniks théoriques en somme, ou platoniques, comme vous voulez, le ramassaient, l’engueulaient. Toi t’es con, toi. Ils serraient leurs poings. T’es un vrai con. Quel gâchis. Tandis que Richard vomissait, les autres le regardaient, atterrés, se répandre. Un type à qui on a dit oui, sur le chemin bienheureux qui conduit aux chambres adolescentes, O navires, O galions, dont les voiles fabuleuses sont des culottes en coton parfumées ! Christophe Collomb aux armadas testiculaires, oser dégueuler comme ça, au lieu de monter l’escalier des nymphes ultra-offertes ! Puis ils riaient beaucoup de ses déboires.

Certaines filles étaient des sacrés salopes. Mais pas Marie. Elle était au delà de tout ça. La connaissance étendue de ses confrères, apprise sous le tas, la rendait souveraine. Gironde Mata Hari, elle avait des dossiers sur tout le monde. Si les Freaks plaisantaient un petit peu trop fort, un peu trop vertement, s’ils dandynaient hors des limites, si les monstres se retournaient contre leur Pygmalionne : je ne sais pas si ça sera aussi bien qu’avec X, demandait-elle malicieusement avec la toute puissance du trieur de tomates face aux craintifs fruits pourris, ou bien, j’espère que ça durera plus longtemps qu’avec Y, elle proposait spontanément un symposium sur les endurances et les longueurs, si bien que les plaisanteries ne vivaient pas beaucoup, s’asphyxiaient très vite, papillons comiques, mâles avortons, virils embarras, on toussotait, on passait à autre chose, on se rangeait comme des cubes bien sagement dans un coin, et son œil brillait de les tenir tous par les couilles, les animant dans un spectacle de marionnettes, les beatniks boutonneux.

lundi 5 janvier 2009

Le collier d'ambre

Tout d'un coup, dimanche soir, kéké me dit : « Je veux enlever mon collier ». C'est son collier d'ambre, il le porte depuis l'âge de – combien ? – trois mois. Autant dire depuis toujours, un tout petit toujours, certes, mais quand même. Sur toutes les photographies, on le voit ; des perles en plastique, pardon, en ambre, se succèdent, ocre, marron, ocre, jaune. Dans son bain, dans le square, les anniversaires, etc. C'est sensé apaiser les dents quand elles poussent, c'est surtout son collier, c'est tout.

Surpris, je lui demande pourquoi il veut retirer son collier : il marmonne quelque chose, je ne comprends pas. J'essaye de faire mon psychologue, comme dans les téléfilms de France 3, du genre, tu veux me faire un dessin pour expliquer pourquoi ? Regarde, le bonhomme-doigt a un collier, soudain il veut l'enlever, d'après toi, pourquoi ?

Mais rien, c'est le silence, un silence bougon. « Je veux enlever mon collier », juste. Ah, pour m'expliquer comment je dois faire le bonhomme-doigt, il est bavard, oui, mais pour les choses importantes (« la nounou te met-elle des baffes ? », « Maman voit-elle des messieurs l'après midi ? »), il n'y a plus personne.

Alors je m'exécute, sans rien demander de plus. Je cherche dans ses cheveux – comment cela s'appelle ? – l'interrupteur du collier. Les jours passent, par milliards, dans l'indifférence, dans la toundra des sentiments, l'électro-encéphalogramme de l'existence est plat, mais là, j'ai un petit pic de vie, au niveau du ventricule gauche. Je sais que c'est ridicule, mais dans ma situation, ma localisation, celle au ras des choses, je préfère être un peu triste ; comme dans un belvédère, je profite de la vue. Je pense à Trotski qui disait à propos du cadavre de Lénine, allongé sous sa cloche de verre comme un fromage : nous n'avons pas besoin d'idole ; et pourtant ! Kéké penche sa tête en avant, et je dévisse le collier d'ambre.

Le collier vient ruisseler dans ma paume, avec un petit bruit de bijou en toc. Je me suggère de le garder dans la poche, en permanence. Eventuellement, il ira rejoindre une boite, comme des dents de lait à venir. J'observe. Attentif. J'erre, bactérie sentimentale, dans la minuscule paroi des choses qui se déroulent, visibles seulement au super microscope, dans l'infinitésimal ; peut-être qu'en me penchant un peu, en collant l'œil par terre, je peux apercevoir un atome du temps qui passe, un fragment de l'entropie qui gouverne notre monde. Dans ma main, l'objet est encore tout chaud de sa transformation. Avant, il était dans le quotidien, tellement présent qu'il en était invisible, maintenant, c'est simplement un objet du passé. Une relique de l'enfance, un joli souvenir. C'est une alchimie, je sens la marmite mondiale bouillir pour la transmutation de nos instruments à vivre, derrière une quelconque cloison, je suis captivé par cette magie, magie triste, le collier d'ambre dans la main. Grand œuvre des hommes, panacée mélancolique.

Puis le lendemain, je me raisonne : le collier lui grattait le cou, sûrement. Ce soir, je lui proposerai de le remettre.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...