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vendredi 9 mai 2008

Bonnie et Clyde (13)



En vérité, je n’aurais jamais utilisé l’arme contre qui que ce soit.

Je me souviens d’une scène, dans un téléfilm, qui m’avait marqué quand j’étais petit. Les bandits décident qu’il est temps de flinguer la victime. Un otage ? Une balance ? Un complice ? Je ne sais plus. L’idée générale pour ces gens était : ce qui est fait n’est plus à faire. Mais la victime ne l’entendait pas d’une façon aussi administrative. On l’avait agenouillée sur le gravier pour lui tirer une balle dans la nuque, et elle répétait en gémissant : je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas mourir ! Comme si on voulait mourir. En plus, dans un téléfilm à petit budget, c’est toujours plus glauque que dans les superproductions, où l’on bénéficie de roquettes et de monstres.

Non, je ne me voyais pas faire ça.

J’adorais la route où nous roulions, sombre, neuve, du bitume noir et plat tendu comme une corde à linge, un voie sanglée dans une combinaison luxuriante d’arbres. J’admirais la forêt toute puissante et, soudain, nous percutâmes une bête. Un couinement perçant, le phare qui s’éteint, l’obscurité encore plus prégnante. Bunny a poussé un cri, nous nous sommes arrêtés, avons ouvert la portière nous séparant des ténèbres ; j’aurais bien continué moi, on s’en fout après tout des bêtes dans la nature, elles n’ont qu’à y rester, dans la nature, et respecter les routes nationales. Mais Bunny était trop sensible, j’aurais poursuivi, je crois que j’aurais eu peur d’elle, pendant mon sommeil..

C’était un chien. Il avait un collier rouge. Bizarrement, il ne saignait pas, il était juste allongé près du fossé. Il respirait vite. Il est vivant ! criais-je pour Bunny. Bonne nouvelle ! Je suis rassuré. Allons-y ! La route est longue. Mais Bunny s’était agenouillée près de l’animal, pauvre bête ! Pauvre bête ! Il est blessé, il faut vite l’emmener dans une clinique vétérinaire. Mais tu es folle ! Pousse-toi, lui dis-je avec autorité, je m’y connais, mes grands parents avaient une ferme.

Je me suis accroupi. Je n’y entravais rien, en fait, tout juste si j’avais aidé ma grand mère à tuer les portées de chatons surnuméraires, dès leur premières heures. Le chien me regardait du coin de l’œil. Il gémissait, plainte monotone, à l’usage d’un type en forme de maître.

Il gémissait de plus en plus fort, au fur des minutes. Comme le Boléro de Ravel, avec plein de chiens agonisants, engagés dans l’orchestre. C’était exaspérant. Je le motivais à le remettre sur ses pattes. Assis toutou, donne la papatte. Rien, l’animal relevait juste la tête en pleurant plus fort. Allez debout, le chien, s’il vous plaît Jésus, guérissez le, juste pour vous dégourdir le miracle. On peut pas le laisser comme ça, non.

Je suis revenu avec l’arme. Je marchais lentement en me dirigeant vers le chien. Je regardais les arbres, un par un, on aurait dit un musée de la nature, je flânais. Puis j’ai sorti l’arme de l’étui, la portière de la voiture a claqué, Bunny devait se boucher les oreilles. Sans réfléchir, vite, j’ai pointé l’arme au hasard vers le chien et j’ai appuyé sur la gâchette. Rien, la sécurité était enclenchée. J’ai cherché un moment comme retirer ce truc. Là, le chien a remué la queue, ce con. J’ai dit alors avec tristesse : gamelle ? Il a remué la queue un peu plus fort. J’ai tiré, je me suis fait surprendre par le recul, ça m’a fait mal au poignet.

mercredi 7 mai 2008

Bonnie et Clyde (12) : toujours raison

Je rentre, je m’assois. L’assureur me regarde, avec sa tête de bonbon à la menthe. Son visage dégage une sorte de fraîcheur sympathique et mentholée, un peu le contraire de la décomposition ; oui, comme si, vivant, négatif du cadavre, il se recomposait, et que de ce travail cellulaire exhalait un parfum agréable. Que puis-je pour vous, fait-il. Je sors mon arme et crie comme un possédé : la caisse ! Donne moi la caisse ! Mais il n’y a pas de caisse, c’est juste un assureur. Il y a quoi alors ? Des dossiers. Juste des dossiers. Des dossiers d’assurance. Avec des milliers de signatures, promesses chaotiques en bas de page. File moi tous les dossiers alors, je dis évidemment ! Nous chargeons toute la paperasse dans le coffre. Pour quoi faire, demande Bunny. On verra, au pire, on les jettera à la mer, on s’en fout, les contrats d’assurance retrouveront leur élément naturel, parmi les poissons. Ils seront heureux.

J’ai récupéré l’arme chez mon père. J’ai sonné, il était légèrement tard ; il a aspiré l’air brusquement en ouvrant la porte, de surprise. Il a eu la bouche ronde du poisson sorti de l’eau. L’eau tranquille et dormante des jours paisibles. Je l’ai salué, singeant la décontraction, puis des bises hagardes, des gestes raides. Notre propre musée de cire. Il s’est assis les fesses au bord d’une chaise, et nous avons commencé à parler du beau temps. Les paroles de cire, dans le musée de cire. Des paroles comme les petits bâtons que les scouts frottent, pour faire du feu. Soudain on voit que la paille prend, étincelle dérisoire, et tout le monde souffle pour que la flamme vive. Puis à un moment il m’a regardé, épuisé, dans un silence attentif. J’ai dit : je te présente Bunny. Nous allons nous marier. Bunny s’est tournée brusquement vers moi, scandalisée, me fusillant du regard.

Alors il a dit : ah c’est formidable ! Chaque main malaxant l’autre. Je descend à la cave chercher du champagne ! Au rythme lent de ses tatanes qui claquaient, il a pris l’escalier. J’ai ouvert le placard, inchangé depuis l’aube de mon humanité, j’ai trouvé sur l’étagère l’arme de service, que j’ai prestement rangé dans mon sac à dos. Les tatanes revenaient vers nous. Je me suis dit que je faisais une énorme bêtise. Je me suis dit, peut-être que si nous buvons une seconde bouteille, j’aurais le temps de remettre l’arme à sa place. Le lourd étui noir en cuir. Faire machine arrière.

Le bouchon de la bouteille de mousseux a atteint l’altitude d’au moins dix centimètres avant de sombrer. Aux amoureux ! Félicitations ! Meilleurs vœux ! Et puis joyeux anniversaire ! Et joyeux Noël ! Sa main tremblait quand il nous servait. Nous avons répété, c’est dommage de ne pas se voir aussi souvent qu'avant. Nous pourrions nous voir plus souvent. Puis il a eu l’air fatigué. On se tient au courant. On se contacte. Très bientôt. On attend pas autant de temps avant de se revoir.

Et nous sommes partis. Bunny a entrouvert le sac, elle a murmuré : c’est impressionnant ! Je m’en suis voulu, comme si j’avais douté une seconde, faiblement, j’ai pensé : c’est de ta faute, Bunny, tu m’as entraîné, puis j’ai chassé tous ces mots comme des mouches. C’est de ta faute, je suis quelqu’un de si tranquille, je n’ai envie d’impressionner personne. J’ai juste envie de ployer au vent, comme un millier de tournesols, en silence, dans le vide, perdu parmi le cycle terne de la nature.

C’est dur de convaincre les gens. Il faut employer les bons arguments. Construire un raisonnement si puissant que le contradicteur en jette l’éponge. Mais je l’ai vu à la tête de l’assureur, c’est plus facile avec le revolver. Tout d’un coup, on a toujours raison. On ne discute plus. C’est l’histoire du tyrannosaure contre le lapin. Le lapin ne discute pas, il ne tergiverse pas, il n’objecte pas. Il se découpe lui même en morceau afin de faciliter la tâche, autant qu’il peut. Il coopère. C’est bon d’avoir toujours raison. C’est bon d’insister peu.

Au repas, on serait là, discutant d’un film, d’un livre, d’une idée, d’un parti, de l’éducation des enfants et des chiens, et chacun enfoncerait le cube de ses opinions dans le mauvais trou des autres. Puis l’autre sortirait son revolver, et tout le monde serait d’accord. Ah oui. Tu as raison. En fin de compte. Je ne voyais pas la chose comme ça, mais maintenant que tu le dis.

La mer. L’endroit le plus intéressant à la mer, la mer elle même, est perdu dans l’obscurité, au delà du promontoire qui la borde. Deux blocs sombres et remuants, encastrés terriblement l’un sur l’autre, la mer et le ciel ; leur virginité dangereuse se régénère toutes les nuits. On ne construit pas des cabanes dans les vagues, et chaque matin, la place est nette. Nous avons sorti tous les dossiers de l’assureur, sur les rochers, les contrats avaient un charme léger en s’abîmant.

mardi 6 mai 2008

Bonnie et Clyde (11) : tout est sous contrôle

Bunny s’assoit à mes côtés. J’entends ses fesses épouser absolument le tissu rêche du fauteuil, soudain j’aime la vie. C’est comme si j’avais tout un équipage de paquebot dans ma bande, dans mon parti, à mes côtés ; la croisière s’amuse, avec le capitaine Stubing, ses favoris blancs, murmurant dans la splendeur rare de ses dents : tout est sous contrôle. Le pont du navire, un belvédère avec un orchestre de jazz mou, surplombant le monde, sa platitude bleue. J’allume à ce propos l’autoradio. Je regarde Bunny dans les yeux. Sans la quitter une seconde, fixant ses prunelles avec un sourire de joconde, je monte le son, sur le volant, de mon pouce. Tout est sous contrôle. Ca vibre de contrôle, de partout. On dirait Marvin Gaye qui chante, cool, moustachu, des mecs noirs, à l’aise. Je contrôle tout ; juste avec mon pouce.

La voiture démarre, elle cale, se projette contre le véhicule garé devant. J’avais laissé une vitesse enclenchée, réflexe peureux de ma jeunesse, au cas où la rue se cabre peut-être telle une passerelle… C’est terminé à présent. C’est le moment où le présent se soulève, camion benne saturé, pour déverser tout le chargement d’ordures dans le passé, avec fracas.

Et si nous partions en week-end ? Enjôleur, Je prends un ton de prestidigitateur : et si nous allions voir la mer ? Ce n’est pas loin, juste des milliers de réverbères à répéter, songe entêtant de lumière. Juste prendre une bouteille de vin, pour écouter mugir les vagues d’encre.

Manger des huîtres.

Remuer le pommier du monde. Pour obtenir les pommes bien mûres du contentement. Vous savez, cette impression d’avoir un grand voilier, de souffler comme un forcené avec vos maigres poumons pour remuer les larges voiles, vastes bougies d’anniversaire. Vous vous épuisez à mouvoir des structures délirantes. Baratins, arrangements, semi-vérités, architectures inertes avides d’énergie ; et nous, petits manœuvres égarés dans les méandres de ces colosses lourds. Rien ne bouge, dans la salle des machines.

Vous savez, aussi, étrangement, cette impression inattendue que les voiles se gonflent bien trop tout à coup, et que le navire part, bien vite, bien fort, avec un vent de diable déchaîné. Tout n’est plus sous contrôle.

Nous prenons l’autoroute. Elle me raconte sa vie, c’est radio Bunny. Dans toutes les tristes aventures qu’elle égraine, banales histoires dont personne n’est le héros, je m’incruste, je fais le dieu rétrospectif, dieu vengeur, dieu partial, dieu de colère, déclarant qu’elle a eu raison en tout. Je sabre tous les affreux du passé de ma justice rétroactive. Cet instituteur cruel ! Ce banquier insensible ! Cet assureur lubrique ! Moi Claude, je les accuse, je les condamne. Ils ne savaient pas, les malheureux. Ils ignoraient, dans le décor terne du souvenir, peuplé de calendriers des postes aux petits chats espiègles, que l’œil impitoyable et sans oubli du futur les scrutaient. Alors, ça sort de la terre, oui, le zombi de la justice ; disparu, mais revenu, mort, mais réanimé, patient mais impatient.

Je monte le son, avec mon pouce.

Nous allons le faire, le détour. Tu vois cet assureur lubrique. Par exemple. Il regarde le journal de vingt heures. Puis de vingt-trois heures, sur la chaîne régionale. Voire le câble. Il regarde les aberrations de ce monde, kaléidoscope fiévreux de sang et de costards, dans un aquarium agité, et il n’en pense pas moins. Et s’il n’en pensait pas plus, pour le coup.

Quand j’ai dit ça, j’ai eu l’impression de souffler sur les voiles, bêtement. Elle a dit oui, tiens. On en a marre d’être pris pour des cons. Là, c’est le vent qui s’est levé, le bateau est parti d’un coup, plaisanciers amusés, un verre à la main sur l’embarcation au bois qui craque, dénuée de skipper.

mercredi 30 avril 2008

Bonnie et Clyde (10) : l'harmonie du monde

La voiture de location m’attend au fond du parking. Elle est loin, je m’en rends compte, le déverrouillage à distance des portes ne marche pas encore. Je crispe mon pouce sur la clef, dans le silence, en vain.

J’aime déverrouiller les portes des voitures de location, de loin. Je sors la clef de ma poche, fends l’air de mon bras, plie les genoux, la main tendue visant des véhicules ; rien. Je range le trousseau dans ma poche, fais encore quelques pas, puis dégaine à nouveau. Là, le rayon file à travers l’espace, tranquillement invisible, et la voiture caressée clignote amoureusement de tous ses phares ; l’appareil sursaute, fidèle au signal, déclenche toutes ses serrures, s’offre enfin à moi. A cette distance, j’ai le temps de verrouiller l’auto, pour l’ouvrir encore, deux ou trois fois ; tout en m’approchant. C’est beau.

Au volant, je sens l’odeur enivrante du plastique neuf. Une page vierge. Un cahier intact le jour de la rentrée. Le parfum rêche des possibles. Les tapis sont inhumainement propres. La boite à gants vide. Le tableau de bord contient des centaines de manettes inconnues, un arsenal de clignotants, un luxe de boutons, une myriade de phares à actionner comme toutes les phases de la lune ; c’est excitant, le volume de l’autoradio est disponible sur le volant. Je tourne le contact, la voiture cale déjà, une vitesse était enclenchée. Puis le moteur vibre comme un chat. J’allume immédiatement la radio, la moindre variété convient à la nuit naissante, je monte le son du pouce, imperturbable, sans ôter les mains du volant comme l’aurait fait un prolétaire en sueur, je baisse le son, le monte, le baisse, le monte, le baisse, le monte. Je baisse également la vitre de la portière, la monte, la baisse, la monte, pour atteindre la configuration idéale. Même les rois n’avaient pas les boutons de volume sur leur trône. L’automobile recule, trop vite, rentre dans un plot. Le bruit du phare fracassé retentit, j’ouvre la porte et je constate les dégâts.

On ne vit qu’une fois, et encore, une fois, c’est un bon score. C’est un carton plein. Parfois c’est juste agréable de parcourir la route avec les bons accessoires. La nuit est neuve, elle aussi, elle sent le plastique, toute l’obscurité du zénith cuit sur les brûleurs rouges des usines, et moi je file dans le véhicule silencieux. Pour alimenter mon lyrisme d’accessoires, je monte le son. Trop fort. Puis le baisse, en quête de calme, et ceci, évidemment, sans lever la moindre main du volant. Je baisse également la fenêtre, pose un coude dans l’air glacé par la vitesse. Je respire. Nous pourrions aller loin, comme ça. Les échangeurs se succéderaient aux voies rapides, sur l’asphalte interminable du monde harmonisé, sur les voies rectilignes du continent rapide ; seuls les enseignes changeraient de langue. De temps en temps, nous mangerions, dans de vastes restaurants sans âme surplombant des amas de rocades.

J’arrive. J’ai rendez-vous. Je tente un créneau, bouscule vivement la voiture derrière, puis culbute la voiture devant, enfin, je suis rangé ; j’ouvre avec entrain la portière qui vient vigoureusement s’abîmer contre un poteau.

J’attends Bunny en bas de l’immeuble.

mardi 22 avril 2008

Bonnie et Clyde (9) : distributeur de friandises

Je me retourne, elle porte comme un petit lapin blanc sur sa poitrine, un Bugs Bunny. Elle me sourit, avec des centaines de dents de nacre, on ne voit que ça.

Par la fenêtre, il y a une demi-lune, c’est l’heure étrange où les créatures se transforment en demi loup garou. Elle me dit, avec une gentillesse extrême, ce n’est pas grave, ça peut arriver à tout le monde, tu sais. On a le temps. Je regarde mes épaisses chaussettes, épaves embouties sur la moquette. Accident de pieds, je rédige un constat. Tu veux que je récite un poème ? Tu veux un verre d’eau ? Nous nous connaissons à peine depuis une poignée d’heures, je dis : je crois que je t’aime, vraiment, c’est pour ça. Je dis : en vérité, je ne suis pas comme ça, je ne suis pas un mou, j’aime le fracas, la guerre, la destruction, les baîllonettes, les voitures, les fusils à pompe, les vidéos de gens égorgés. Elle insiste. Ce n’est vraiment pas grave. Ca arrive. Avec une gentillesse extrême. Un intégrisme de gentillesse, du genre à se faire exploser le corps de patience. Elle tourne la tête, vers la table de chevet, je vois qu’elle hésite à prendre un livre, ou une revue. Elle attend avec délicatesse le moment opportun pour lire avant de dormir. Je dis : c’est sans doute qu’avec toi, c’est différent. Je voudrais lui offrir un présent démesuré, une chose en acier de plusieurs tonnes, la déposer sur nos genoux, que ça nous pulvérise… La demi-lune disparaît sous l’horizon de conduits et de cheminées, c’est l’heure où les créatures disparaissent aussi sous l’horizon, pour se cacher.

Alors Claude, ils font, il paraît que ta petite copine elle est terrible ? La nouvelle a vite fait le tour. Il paraît que c’est une vraie blonde ? Alors Claude, tu nous la présentes quand ? Ils piquent des yeux. Ils ont l’air d’introduire le chat dans le micro-onde, pour voir. Le regard qui pétille, un peu attendri, un peu attentif, curieux, perçant. Je pilonne le gobelet, provoquant des petits cataclysmes dans le liquide noir. Comme si je pouvais tous les noyer comme des sucres. Ca fait plaisir Claude, on se demandait si tu n’étais pas homosexuel par hasard. On parle de barbecue, de sorties en ville. On parle d’aller voir au cinéma des films comiques.

Dominique me dit des vérités. Comme un distributeur de vérités ; avec plein de petites barres nourrissantes de vérités qui patientent bien au frais, sur des rayons torsadés mécaniques. Plein de barres à manger, pour devenir obèse de vérité. Ou plutôt une fontaine. Les vérités incessantes font un petit clapotis en sortant de sa bouche, on s’endormirait presque paisiblement au son des vérités. Il dit : moi je n’ai pas d’attache, je vais devant. Rien ne me retient. Les gens ont comme du lest attaché à leur ceinture, la vie consiste à se débarrasser de ce lest, pour vraiment décoller. Partir à travers les nuages, comme moi bientôt. Pas d’attache. Juste poser le pied à Los Angeles, entendre le son des sirènes folles, des ambulances. Je veux être libre, comme il est libre Max. Je vois déjà, il me dit, que tu vas être malheureux, si tu continues. Tu es comme le type qui veut cacher son butin dans l’appartement vide.

Au bout d’une demi-heure, elle n’est toujours pas là. Je l’appelle, elle ne répond pas, puis finit par répondre ; du travail, oublié le rendez-vous, débordée. Une extrême gentillesse, au bout du fil, comme au paradis, la standardiste de l’accueil qui est un ange, et qui t’oriente avec une divine patience vers ton secteur du ciel joli, mais tout ça qui signifie que tu es mort. Claude. Les carottes cuisent, Claude. Les carottes commencent à être bien comme il faut. Ça commencer à dorer un trop fort sur les bords, Claude. Prends garde à qu’elles ne soient pas trop cuites, Claude, les carottes, que ça ne sente pas trop le carbonisé dans toute ta cuisine. Il faut se ressaisir. Réunir les états généraux. Sonner le tocsin. Il faut se mobiliser, de manière nationale, Claude. Ca part en vrille, tout ça, comme la vrille du distributeur de friandises, qui tourne inexorablement pour précipiter le gros gâteau froid que tu es, Claude. Ça ne marche plus, la ligne Maginot, Claude. Tu es bombardé de toute part. Il faut faire un come-back. Il faut faire ton Elvis ressuscité, danseur pubien revenu des spectres. Nous sommes tous avec toi, Claude, nous t’exhortons à nous venger, nous les Claude du monde entier. Tu es l’élu parmi les Claude, Claude, tu vas te dresser, vengeur, te libérer de tes chaînes, silhouette sans nom, inconnu de passage, revenant revanchard, comme le sucre recomposé surgissant entier du café pour se venger de la cuillère qui l’a dissolu.

J’entre dans l’agence, derrière un pupitre de bois une fille en tailleur bleu attend face à un écran. Ses yeux sont exagérément criblés de eye-liners, tragédienne sans histoire. Je voudrais louer une voiture. Quelle genre de modèle, monsieur ? Je voudrais… louer une grosse voiture. Je regarde le catalogue. Il y a plein de voitures. Je dis : mademoiselle, vous savez ce qu’il y a de plus bizarre dans la vie ? Elle me répond : non. Moi non plus, je dis. Et c’est dommage parce qu’on ne sait jamais quand ça s’arrête. Ça devient de plus en plus bizarre, vous croyez avoir la réponse, mais elle vous glisse des doigts, vous vous sentez comme une friandise... elle coupe : ...plutôt, elle complète : ...dans un distributeur automatique. Je la dévisage, longtemps. C’est avec vous que je devrais partir, au loin, là tout de suite, vivre des centaines d’aventures baroques, érotiques et funestes. Mais ça ne serait pas raisonnable, vous ne pensez pas ? Elle éclate de rire. Non, ça ne serait pas raisonnable.

mercredi 16 avril 2008

Bonnie et Clyde (8) : cent mille points

On est tous, à ricaner, un gobelet en plastique à la main. Tous rient, sauf moi, je ne dis rien. Je suis planté là comme un cyprès.

Je ploie sous le vent. Et il n’y a même pas de vent. J’ai envie de mettre des posters de cimetières, dans ma chambre. Je n’ai pas faim. La nourriture semble morte. Même la salade.

Je suis planté là comme une centaine de cyprès, tous plus plantés les uns que les autres. Les autres rigolent avec leurs dents déployées comme des voiles.

J’allume la télévision, c’est triste, on a assassiné Derrick ; non, c’est juste qu’il est particulièrement blafard aujourd’hui, il annonce une mauvaise nouvelle à un acteur grand exagérément blond, au physique d’avant-centre de la Mannschaft. J’ai infiniment de peine pour ce personnage terrassé de désespoir, j’en ai assez de la misère du monde, il faut que j’envoie une lettre de motivation pour rejoindre la brigade de Derrick, me faire muter à Berlin Est, près du Mur.

Dans le bar, j’aperçois sur la table, juste devant Dominique, des Guides du Routard de la Californie. La couverture consiste en des palmiers, idéaux pour se pendre au soleil éclatant. Il révise fiévreusement. Il m’accueille, m’interpellant dans un anglais outrageusement ridicule. Awareyou ? Veriouelle, tankiou. Il rêve. Il have a dream. Il construit son voyage comme un monumental décor de trains miniatures, avec un délire de détails. Il me parle des chaussures, lesquelles sont plus pratiques, pour aller à la fois en ville et sur les plages de Los Angeles. Il me parle de ses futures conquêtes, il me dit que le statut du french lover, c’est vraiment un atout. Il dit tout ceci avec un ton gentiment définitif, un air sérieux qui n’est pas sérieux.

Je ne sais pas ; on pourrait faire une mise en scène ? Le coup célèbre du faux agresseur, moi qui m’interpose pour secourir la caissière, un coup de poing d'opérette qui le terrasse, Dominique qui se roule au sol, la bouche tordue par la douleur, comme un footballeur italien. Je l’écoute, je voudrais lui introduire son café dans les narines. Tartiner le mur avec son crâne. Il serait capable de la raccompagner chez elle, la fille, de l’embrasser langoureusement, les mains sur les seins. Il faudrait alors que je verse des bidons de cyanure dans les canalisations du monde.

Le ciel est comme un coussin cosmique qui m’étouffe. Je voudrais plonger dans l’Etna en fusion, me dissoudre comme un biscuit dans le café du Néant, attendre mille an dans un trou, je voudrais être l’homme volant, l’homme oiseau, le reptile aux écailles miroitantes et à jamais disparu, l’ombre d’or du jardin primitif ; chez le buraliste, je cherche dans les piles des magazines, aux éditions Hachette : construisez vous même votre cercueil, prix spécial, pour le numéro un, la poignée, deux euros seulement.

Alors je rentre dans la grande surface. J’en ai mal au ventre. Au rayon fruits et légumes, je pose mon gobelet de café toujours à la main au sommet d’un vallon de pommes. Je serre ma cravate résolument, comme si le sol entier était une trappe de potence. Je prends un paquet de verres ballon. Je pourrais bientôt ouvrir une boutique spécialisée dans les verres ballons, tant ils s’accumulent dans mes placards. Des centaines, comme ma crypte aux colonnes de cristal.

Je crois qu’elle me reconnaît. Elle me sourit. Je crois qu’elle est contente ; je crois que je lui ai rendu le sourire, elle est peut-être séduite par mon charme si décontracté, cette façon élégante de toujours trimballer un gobelet marron de café, mon costume ex-neuf, ma cravate, ma Force de Vente. Je suis comme ça, à attendre, tranquillement, je claque des doigts, avec un air super sympa, comme si c’était une expérience super sympa de me côtoyer. Un type qui achète autant de verres ballon doit avoir beaucoup d’amis, il doit recevoir beaucoup, on doit énormément l’aimer ; j’essaye de prendre l’air dégagé et facile du type qu’on aime énormément, dès le premier regard. Je fredonne, espérant que mon enthousiasme soit viral, comme la bête qui, sortie de son œuf, prend pour sa mère le premier animal qui passe, je tente mentalement de casser l’œuf de l’aveuglement dans lequel elle flotte depuis si longtemps, pour faire d’elle un poussin nouveau né de l’amour. Mais peut-être que non, elle est seulement joyeuse d’en avoir bientôt fini, peut-être qu’entre temps, elle a appris qu’on a pu sauver toute la portée des petits chatons morts du monde, les réanimer tous au défibrillateur. La bonne nouvelle. Peut-être que le client d’avant était un acteur célèbre, avec ses verres à Champagne, ou un riche avocat, ou un producteur de cinéma, avec une carte de visite glissée dans la poche. Je ne peut plus lutter. Peut-être que son contrat s’achève et me voir lui évoque toute la joie possible qu’il y a à ne plus se coltiner des abrutis dans mon genre.

Qu’est-ce que j’ai à proposer ? Si j’étais une sorte de pack, quels seraient mes cadeaux bonus ? Mes heures gratuites ? Mon gadget amusant ? … Peut-on envisager des fois de coller un revolver contre la tempe du destin, pour détourner le cargo de l'existence à la manœuvre impossible ?

Vous avez votre carte de fidélité, dit-elle ? Ah oui, bien sûr, je m’exclame, avec force, voire avec rage. J’en ai trois. Vous voulez toutes les voir ? Regardez, cette photo, c’est moi en vacances, à la piscine, je nage avec ma carte de fidélité à la main, pour ne pas la perdre. Je connais par cœur le code barre. Je peux vous le réciter. A l’endroit, à l’envers. Si vous saviez, ce je que suis fidèle. Comme une sorte de chien, comme un ouvrier spécialisé et sa machine, comme le triste joueur de bingo, le samedi soir et ses jetons fétiches. Je vais d’ailleurs pas tarder à me faire tatouer le code barre de la carte sur la main, je vais être votre client pour l’éternité.

Le client d’après pousse du regard. Pousse de la gorge, toussotant, insistant. Je l’ignore totalement. S’il vous plaît Monsieur. Mais c’est comme si je frappais au seuil de la vie, pour lui vendre un aspirateur ; comme si je glissais le pied dans l’embrasure de la porte se refermant sur ma chaussure. Je suis mon propre V.RP.

Je donne un sourire, elle me rend un ticket. Et des points. J’ai des points. Au bout de mille points, j’ai une brosse à dent électrique. Au bout de cent mille points, j’ai une caissière. Je regarde le ticket. Les gens dans la queue s’exaspèrent, on parle de lynchage, de chienlit, et je contemple le ticket, avec marqués mes points, et je le dis, je demande : au bout de cent mille points on a droit à une caissière ? comme j’aurais dit je souhaiterais un corbillard spacieux, la caissière me regarde avec pitié, avec ennui, avec dégoût, et c’est fini, absolument, et le client d’après éclate de rire. Je lève la tête, le client est une cliente. La cliente porte un T-Shirt comme un soleil avec un grand lapin souriant. Elle me sourit, elle aussi, comme le lapin, avec des centaines de dents de nacre.

mardi 15 avril 2008

Bonnie et Clyde (7) : conjectures nocturnes

Le soir, je me perds dans des conjectures déraisonnables.

J’imagine des terroristes, des martiens, des cannibales, des braqueurs de supermarché. Ils arrivent et aboient : tout le monde à terre ! Des hurlements affreux. Tous les clients, les caissières, les vigiles se jettent à terre. Même les manutentionnaires terrorisés sortent de leur réserve pour se jeter à terre, les comptables à l’étage descendent vite l’escalier, pour se jeter à terre, en plein milieu, le type qui fumait sur le parking écrase précipitamment son mégot, prend son élan, arrive à toute allure, fait un saut de l’ange en montant sur une palette de bouteilles d’eau minérale, et s’écrase parmi les clients, tellement est forte la peur, et le désir de se jeter à terre. Même les employés en congé font le détour, prennent les transports en commun ou la voiture, regagne leur lieu travail, pour se jeter à terre. Par solidarité spontanée, dans tous les enseignes du pays, les gens se jettent à terre, les mains sur la tête, comme un vent de peur atomique qui vibre dans l’atmosphère. Une scène d’apocalypse, de deuil, de mort et de destruction, aussi.

Seul, je reste debout, les mains en l’air. Ma cravate marron vole doucement au souffle d’un ventilateur de démonstration. Le chef des méchants est le Squale, je le reconnais. Je dis : comme on se retrouve, le Squale. Il se tourne lentement vers moi, il a trois ou quatre fusils, un dans chaque main.

Tiens minus, tu as survécu, il me répond. Moi je rétorque un truc. Je suis dans mes pensées, je fais ce que je veux, quelle que soit la réplique que je sors, ça marche. Je dis, et toi face de rat, tu as trouvé un miroir volontaire pour te servir de reflet ? Des rires discrets sortent de la masse des clients gisant au sol.

Je le vois qui devient rouge. La colère gonfle son visage comme un ballon dans un anniversaire de chez MacDonald. Je poursuis, en verve, comme dans le discours du mariage, hey, tête de moule, ferme la bouche, on voit tes tripes ! L’hilarité est générale. Des gens s’emparent de leur téléphone portable pour raconter la bonne blague à leurs proches.

Humilié, il dit alors à ses cinquante complices : tuez les tous, parlant de moi tout seul ! Il en arrive de partout. Les premiers, bien sûr, veulent s’en prendre à moi avec des instruments de ninja. C’est assez étrange cet armement pour un braquage, mais j’imagine que les malfaiteurs, se voyant suffisamment nombreux, ont jugé bon, pour des raisons esthétiques, de s’accorder des services plus tarabiscotés. Souple, vif, calme, j’esquive, je riposte, ils volent dans les airs en poussant des cris de rage et de dépit. A un moment, je prends même le temps de fumer une cigarette tout en dégustant un bon café. J’en ai assommé au moins cent. Cent autres arrivent qui subissent le même funeste sort. Des gémissements de désir émergent de la foule, on griffonne sur des bouts de papier des demandes en mariage qu’on jette vers moi avec désespérance… des femmes sublimes appellent leur conjoint pour les quitter sur le champ.

Il ne reste que le Squale. Ses yeux. Mes yeux. Mes yeux encore plus de près. Ses yeux immensément près. Mon œil, gigantesque. L’intérieur de son œil, noir. Une molécule de moi. Un atome de lui. Un quark. Une onde. Le zoom s’interrompt.

Tu vas mourir, hurle le Squale. S’ensuit un long cri de rage. Je ne comprends pas pourquoi les méchants perdent autant de temps à supprimer les gentils. Toujours à tergiverser, à se gratter, à pérorer. Cette patience les perd, fatalement. Vanité des méchants. Pragmatisme des gentils.

Puis il arrive en courant, décharge toutes ses armes en ma direction. J’ai une oreille transpercée. Je dis juste : ça tombe bien, il me fallait un piercing. Puis j’enfonce mon index dans sa poitrine, avant de conclure : tu es déjà mort, mais tu ne le sais même pas.

Il réfléchit. Il s’interroge. Consulte les messages sur son mobile. Puis explose affreusement, répandant ses organes dans l’espace dans un bruit de corneed beef. J’ai touché un point secret d’acupuncture, le centre névralgique du karma sidéral. Aucun être n’y résiste.

Elle est là, je la relève. Elle est toute petite. Elle me dit : oh comme vous êtes fort. Je réponds, modestement, oh vous savez, c’est facile pour moi.

Un prêtre se redresse sans l’assemblée des otages et dit : je peux vous marier immédiatement si vous le souhaitez ! Une chorale en déplacement entonne de magnifiques chants de Noël. Tout le monde allume une bougie. Tout le monde se sent un peu frère et sœur. Des couples se forment. De toutes les couleurs, de toutes les cultures. Chacun apprend à aimer les différences des autres. Un tibétain dit à un chinois : je te pardonne. On danse. Des slows. Nous dansons aussi, au centre de la piste, la journée s’éternise, dans une pluie de lumières rouges.

free music





Je me tourne vers les chiffres rouges du réveil qui percent l’obscurité. Il est tard, il faut dormir. Des appareils ménagers poursuivent sans faiblir leur silence électrique.

Je m’endors, la gorge nouée.

lundi 14 avril 2008

Bonnie et Clyde (6) : sur le quai

Je me pointe, elle est toujours là, à son poste, la caissière fatale.

J’ai fait le voyage, pour la revoir. Je n’avais rien de spécial à acheter, j’ai pris des verres ballon pour le vin, un paquet de douze, bon marché. On en casse toujours, ils disparaissent, on en manque. Des fois je fais ma petite vaisselle dans mon petit évier, je rêve, et je brise le verre que je frotte nerveusement, et j’ai du produit vaisselle qui saigne de mes doigts. Je me suis quand même fait casser la gueule pour sa pomme.

Elle fait une tête sinistre, comme si on lui avait annoncé la mort du petit chaton, et que tout au long du jour, toute la portée y passait, chaque heure, un nouveau chaton, raide. Au bout de huit chatons trépassés, insérer la carte dans la pointeuse, partir chez soi.

J’aurais bien imaginé ou espéré peut-être un remerciement. Rien. Juste un bisou. Un œil qui brille, elle se serait levée lentement, murmurant, foudroyée : oh, mon héros ! J’aurais tenu la tête de l’autre dans ma main, ruisselante de sang, j’aurais dit un truc très spirituel : moi aussi, je perds la tête en vous voyant. Nous aurions alors quitté ce pays de mazout et de raffineries pour vivre d’intenses aventures, le bras accoudé sur la portière d’une automobile de location, bolide arrogant, désintégrant les distances dans une course silencieuse, un carnage monotone de kilomètres, l’autoradio lancinant nous enveloppant de musiques étranges et sensuelles comme le clapotis d’une fontaine nocturne ; puis les restaurants de routier, les stations balnéaires dans un hiver glacial, les litanies des mouettes dans leur panique perpétuelle à survivre, et la mort à nos trousses, comme des cavaliers de la fatalité.

Bonjour. Je porte toujours mon unique costard ex-neuf. Est-ce que ce sont des choses que les femmes remarquent ? Bonjour répond-elle, mécaniquement. Je pose mes verres ballon sur le tapis roulant.

Vous me remettez ? Elle me dévisage, une sorte de sourire automatique s’y éternise, telle une vieille porte qui grince. Je souris, de toutes mes forces, comme si je poussais. Elle me remet. Dites-donc, fait-elle, qu’est-ce qu’il vous a mis, l’autre ! Je ricane, je dis, très spirituel : il m’a mis, et remis ! Vous… (le cœur n’y est plus c’est comme si c’était cassé) me faites une remise alors ? elle semble regarder à travers mon torse. Le client suivant s’avance, presse, impatient, et tout d’un coup il faut vraiment que je disparaisse, c’est évident, que je m’éclipse fissa avec mon sac de verres ballon. A la prochaine hein ! J’agite dans mon esprit une sorte de mouchoir, comme sur un quai, un port, un débarcadère maussade d’une fin de monde climatisée, mais la caisse reste immobile, résolument visée au sol, et c’est moi qui met les voiles.

samedi 12 avril 2008

Bonnie et Clyde (5) : Le travail bien fait

Le mec, c’est comme si le petit lapin lui avait répondu. Il se retourne, l'homme-squale, stupéfait, la mâchoire encombrée par des carcasses de gentils animaux ; il me toise, dévisage incrédule le Spartacus des petits lapins qui vient de l’apostropher, du fond du clapier humain. Il s’approche, et me dit : tu peux répéter ? Que voulez-vous. Après tout, j’ai pensé, des jolies caissières, il s’en ramasse à la pelle, tant que j’ai une gueule convenable avec les organes qui vont bien, la face cohérente comme un puzzle sagement terminé, la situation n’est pas désespérée. Je n’ai qu’à m’excuser. Je demande pardon. Je fous une claque à la caissière, histoire de prouver ma bonne volonté.

Je n’ai qu’à changer de magasin. Plus jamais revenir là. Mais j’ai répété : tu parles pas à la dame comme ça. J’ai ajouté : ...

Comment dire, c’est comme au fameux discours du mariage, quand j’ai vraiment brillé, ce soir là, sauf qu'à présent, sans papier dans la poche, j’improvise, je vais où le vent me porte, un mot en entraîne l’autre ; c’est la farandole, on dirait un défilé de soldats chinois, ça ne s’arrête jamais on se demande s’ils ne font pas une grande ronde de l’amitié autour de la terre. J’ai ajouté :

Tu parles pas à la dame comme ça, connard.



C’était pas nécessaire peut-être. C’est une sorte de réflexe, l’habitude du travail bien fait, une certaine propension à fignoler le gâteau, la petite cerise au dessus qui va bien. Je n’étais pas obligé en fait. C’était peut-être la Force qui m’a guidé, qui sait, à ciseler cette parole, assaisonner ma réplique du petit connard qui va bien.



Il m’a complètement explosé la tête.

Il a mélangé tout le puzzle. Il s’est énervé comme sur le rubik’s cube qu’on n'arrive pas à terminer. Tout s’est passé rapidement, l’anesthésie étant incluse dans l’opération, carte de fidélité, le dixième coup de poing gratuit.

Je me suis réveillé un peu plus tard, un peu plus loin, entre le monde et moi, il y avait la confiture de mon visage. J’ai vu la caissière penchée en ma direction, une fée des bois, une princesse hâve, je lui ai souris, douloureusement, gentiment, des dents partout dans la bouche, me voyant, elle a eu envie de dégueuler.

vendredi 11 avril 2008

Bonnie et Clyde (4) : Un gars loyal, honnête et droit

Peut-être qu’un type chic s’en rend compte tout de suite, que mon costard est bon marché ; mais moi je n’en ai pas porté tant que ça, des costards. C’est pour moi un grand scaphandre mou, uniforme, carré. On ne joue pas au jokari dans le sable avec, c’est tout ce qu’on lui demande. Ce n’est pas une grande marque italienne, c’est Babou, zone industrielle Est.

A la communion de machin, j’avais un petit costard, au baptême de truc, aussi, à chaque fois, les manches un peu courtes. Le prêt-à-porter, c’est impitoyable pour les types aux bras longs. Ce fameux mariage ; j’avais fait un discours sensationnel, je me souviens, c’était la totale, les joues cuisantes je m’étais levé, dans un silence protubérant, et là étrangement, la vie avait coulé comme du miel ; la blague qui va bien, l’assistance attentive, puis les mots émouvants, les gorges serrées, les mouchoirs sortis des poches, juste après, la conclusion poignante, comme à la télévision dans « Camarades de Classe des Stars ». Sans bafouiller, sans trembler, d’un trait, net. La grand mère m’avait dit après : toi tu iras loin. La pauvre. Vous ne décevez jamais les gens qui disparaissent. Il est bon marché mais tout neuf, mon costume, brillant comme un emballage. J’avais plié mon papier, à la fin du discours, pour le ranger dans ma poche arrière, la main tremblante de triomphe. On m'avait applaudit, moi. La tête qui tourne, le sol dérobé sous mes pieds, le vertige, mon être aspiré par l’attraction des planètes exogènes. De loin, je suis sûr qu’il fait classe, ce costard. Il faudrait qu’on me voit tout le temps de loin. Elle n’avait pas tort la grand-mère, le loin me va bien.

Je suis à la caisse, le type devant dit : vous êtes vraiment une pauvre conne vous. Avec un tel mépris dans la voix, comme s’il était fabuleusement heureux de pas être une caissière, lui. Je dis rien, je rougis. La caissière regarde ses pieds, elle aimerait bien répondre un truc mais quoi. Le type le sent bien, il a reniflé la situation, il a senti la bonne odeur, il a croqué au bon endroit, il est tombé dans un club de petits lapins, l’amicale des petits lapins tout blancs, qui baissent les yeux quand on les saigne. Il continue. Vous êtes vraiment une pauvre pouffiasse, vous. La caissière est rouge, la colère, ou bien les larmes ; elle bafouille : monsieur s’il vous plaît. Il les enfile, comme des perles, l’autre squale, la bouche pleine de la viande de ses mots, le type devant est déjà parti ranger son caddie, vite fait.

Vous êtes vraiment une pauvre pute, il martèle. Et il continue, et il continue. Et il continue. Et moi je suis là, j’ai les genoux qui tremblent, dans mon costard de petit lapin, avec ma cravate marron de petit lapin, mes souliers qui craquent de petit lapin, mon casque de cheveux d’or, je suis comme une fléchette, plantée, tordue, même pas dans un mille, dans la banlieue d’une cible. Je n’ai pas le petit discours dans la poche pour m’aider. Et l’autre, il va pour finir, rassemblant ses petits sacs, triomphant, dégoulinant, torve. La caissière a les lèvres qui tremblent. Elle est belle.

Elle aurait été moche ; je sais pas. J’aurais posé mes affaires, devant elle, et j’aurais continué à la traiter de connasse. J’aurais dit, on se dépêche. J’ai pas ksa à faire. Allez, au boulot. Et le client d’après pareil. Et toute la journée on lui aurait pissé des insultes dessus. Je sais pas. Je sais pas ce que j’aurais fait. Mais elle était belle, avec une tête de biche affamée, poursuivie par des bombardiers dans la foret bucolique, une tête de chardon, une tête de tige, translucide comme un verre de champagne, des yeux noirs de cendres, encombrés comme un four sale. J’ai dit au mec – l’index la désignant : dis, tu parles pas comme ça à la dame.

jeudi 10 avril 2008

Bonnie et Clyde (3) : La Force

Que des grands dadais. Des escogriffes, la pomme d’Adam saillante, des grands cous, des asperges dégingandées. Des dents de cheval, des rires bêtes. Des bras maigres et étroits qui dégringolent des manches un peu trop courtes, un gobelet de café à la main.

La Force ! La Force de Vente.

Ils font souvent la blague. Comme dans la Guerre des étoiles. La Force ! La Force de vente, tu la sens qui te guide, Claude ? L’autre fait le souffle asthmatique. Rohhh Kshhhh Rohhhhh Kshhh, et dit avec une voix étouffée : Rejoins le côté obscur de la Force, la Force de Vente ! Ils éclatent de rire. En terrain connu.

Dominique a un grand nez. Souvent, il se roule des joints. C’est un grand dadais, comme tout le monde, avec des yeux rouges ; ça lui donne un air perpétuellement triste.

On a le petit gobelet à la main, on remue avec le bâtonnet, en riant bruyamment, des rires d’artifice, soudains, qui s’arrêtent d’un coup. L’autre décrit la fille qu’il s’est tapé samedi soir, il donne des détails, trop. Tout le monde rigole, je fais comme les autres. Je vais quand même pas ne pas rigoler. Ils vont me dire Claude ça te fait pas rire nos blagues ? Claude tu n’es quand même pas homosexuel ? On va quand même pas t’appeler Madame, Claude ? Claude, tu lis des poèmes ou quoi ? Claude, tu te crois meilleur que les autres ? Qu’est-ce que tu as, Claude, à faire ton intéressant, tu te crois puissant, tu te prends pour une flèche, ou bien ?

Samedi soir ; l’autre, je peux te dire qu’elle l’a bien senti, la Force ! Rires gras, rires de margarine, rires d’huile. Le côté obscur aussi ? Rires énormes, pression à froid. Ils hoquettent comme des chiens à la tête qui basculent à l’arrière des voitures. La Force de Vente ! Les gobelets qui s’agitent. Rohhh Ksshh Rohhh Kshhh, le type fait Dark Vador, la Force, rires, l’autre répond laisse toi guider par la Force, rire, un autre fait et le sabre laser aussi ; là bizarrement ça s’arrête personne ne rit, un petit bide, en fait, il toussote, et un autre dit : et toi Claude alors, t’as pécho samedi soir ?

Je ris, automatiquement, bêtement, puis j’invente, je dis : tu m’étonnes, puis je me renverse le gobelet sur la chemise, pour faire diversion. Je me brûle la poitrine, et je ris bêtement, et tout le monde rit bêtement, ah ça alors, Claude, c’est bien toi ça, alors mais celui-là, puis tout le monde rigole, puis je rigole aussi, comme les autres.

Bonnie et Clyde (2) : Revolver, brosse à dent













Oh ! Un petit lapin blanc !


mercredi 9 avril 2008

Bonnie et Clyde (1) : Feyzin (69) - Los Angeles (CA)

Je ferai pas ça toute ma vie.

Dominique me regarde, il conclut : mais moi, j’ai une idée. C’est si bête à dire, comme ça, je m’attends à truc terrible. J’écoute. Une idée, quel genre d’idée ? Une vraie idée, pour réussir. Une idée simple, comme toutes les vraies bonnes idées, pour faire fortune, comme Rockfeller par exemple. Je ricane.

Mais visiblement, il est sérieux.

Et j’irai à Los Angeles, il poursuit. Là, j’éclate de rire, ah oui, et je me tape le ventre, de bonne humeur, elle est bien bonne celle là. Il prend son visage énigmatique de petit malin, lèvres pincées, je dis allez, bois un autre coup au lieu de raconter des conneries, en lui tapant sur l’épaule. Il bascule légèrement à droite, puis reprend sa position.

Mais visiblement, il est très sérieux.

Là bas, si on veut, on peut. Les mecs qui y croient vraiment, ils peuvent réussir. C'est pas comme ça en France. Et s’ils l’ont, l’idée, ça marche. Si tu crois à ton rêve, il me sort, tu peux le réaliser. Là, je ne ris plus. Je suis un peu gêné. Il a fondu un câble, Dominique, de Feyzin. Je l’écoute avec empathie, alors je dis c’est quoi ton idée ? Je m’attends à tout, je vais lui piquer l’idée pour faire fortune à sa place, à Los Angeles. Non, il me prend pour un loser, sans doute, il m’explique en toute confiance.

La brosse à dent jetable.

J’écarquille tout ce que je peux : les yeux, les oreilles, le nez, les doigts. Un sourire goguenard fait le forcing dans ma mâchoire, le fleuve Amazone contre un barrage ; je me contrôle pour rester neutre avec tous mes sphincters. Il poursuit, comme dans un exposé, comme si j’étais un putain de banquier :

Les hommes d’affaires voyages souvent. Ils n’ont pas le temps de transporter beaucoup de matériel. Ils ont des rasoirs jetables, des stylos jetables, des mouchoirs jetables, mais pour se brosser les dents ? Tel quel, il me sort une question, très rhétorique, pour l’auditoire de moi. La brosse à dents jetable.

Dominique lève l’index. Fait une pause, marque un temps, avant d’assener :

Le dentifrice est à l’intérieur du tube.

Des verres tintent. On entend le vrombissement incessant de la voie rapide, la nuit grise est percée par les milliers de luminaires de la zone industrielle Est, étoiles souterraines qui fleurissent l’obscurité venue, rougeoyantes comme des forges.

Il baisse l’index.

Il dit : ce détail, c’est le petit plus. Je dis, ah ouais, puis rien, puis rien encore ; je tente : mais c’est intéressant comme idée. Dominique, titulaire d’un BTS force de vente. Le nouveau Rockfeller. Il est insensible à ma grimace embarrassée, il tourne la tête vers la vitre, le visage baigné des lueurs rouges, comme un christ entrepreneur, absorbé par son projet ; son idée. Je lance, tout de même : mais ce n’est pas si encombrant que ça, une brosse à dent, un tube de dentifrice, en fin de compte. C’est quoi l’intérêt d’une brosse à dents jetable, avec le dentifrice dans le manche ? Je tente enfin : tu es vraiment, absolument, sérieux ?

Oui.

Il vit chez ses parents. Il partira cet été, à Los Angeles, quand il aura économisé toute l’année.

Je ne ferai pas ça toute ma vie.


Feyzin, Los Angeles :



mardi 8 avril 2008

Bonnie et Clyde (0) : un œil noir me regarde

Je me souviens, je suis petit, avec une tête de casque d’or ; je suis avec mon père dans les locaux du centre de formation, c’est propre, ça sent le détergent. Au mur il y a des photos de camions, des aigles, des faucons, des règles, des règlements. Sur son petit bureau, il y a un panneau avec son nom, et son grade, étincelant. Dans la vie, quand il regarde la télé avec ses chaussettes et son sirop d’orgeat, c’est un sans grade, il a même pas le grade de la parole. Il est chef de rien. Là, il ouvre le tiroir, dans son bureau, pour me montrer. On se parle pas, on se parlait pas souvent.

Il sort un revolver de démonstration, il me dit : tiens, ça risque rien, il est ... je sais plus le terme, il est scié. On peut pas tirer avec. Ça risque rien il répète. Je le prends, c’est lourd comme une haltère, l’objet me tord le poignet. Je lève le revolver vers lui ; il se crispe ; ça risque rien, il est … scié. Mais c’est impressionnant quand même, alors il s’écarte, par réflexe. Comme un grigri, un symbole, le mauvais œil, le bout du tunnel du tir avec toi comme destination. Point final. Je tourne le canon vers moi pour regarder, c’est noir, insistant, ça fout les jetons. J’ai comme un doigt qui m’appuie sur le front, l’œil du revolver qui me voit. Je lui rends, il est, comment dire, fier. Il a l'arme un peu pointé vers moi. Ça risque rien, il est scié. C’est juste pour montrer aux élèves. Tu as vu ? C’est ça, sa vie, il la partage ; comme on partage un crépuscule. Un doigt invisible, qui appuie sur mon front, avec obstination, un trou noir, le canon me regarde. Ça fout les jetons. Je suis impressionné. On se sourit, mal à l’aise.

C’est dingue, un bon souvenir comme ça, peut-être le seul, avec l’œil du revolver qui me scrute.

Bonnie and Clyde (-1)

free music

...préambule (-2)

Ché pas si je devrais vous raconter ça. Mais après tout je m’en fous. Ça vous ennuierait peut-être. Ça serait trop pour vous ; ça vous ferait peut-être peur. Vous avez p’t'être pas envie d’avoir peur, plutôt envie de grosses villas au bord de mer avec des centaines de statues de Jacques Chirac dans le jardin. Mais après tout je m’en contrefous. Moi chui libre. Tu vois ya des types qui vont bosser à la chaîne, toute leur vie, on leur fait pipi dessus ils disent merci encore s’il vous plaît juste pour me rappeler comme c’est bon le goût du pipi et de la servitude qui pleut. Faites-moi pipi dessus. Mais pas moi. Ouais je bosse à la chaîne quand même, avec le contremaître qui me fait pipi dessus du regard, mais je suis libre dans la tête comme il est libre Max. Même à la chaîne je suis libre, même enchaîné à la chaîne avec trente minutes de pause et mon casier gris défoncé... Mais bon, comme on dit, on vit qu’une fois, et encore, moi, j’on vit qu’une demi-fois, si ça se trouve. Les mecs libres, on les abat. On leur veut du mal. Vous avez lu l’histoire de Jessie James ? Comment il vécut, comment il est mort ? Ça vous a plu, hein vous en r’demandez encore, alors voici...




...une sorte de pause

Voilà, on va dire les choses comme ça : c'est comme si ce blog était en vacances. C'est comme si on se retrouvait, mettons, la semaine prochaine.

Pendant cette pause bien méritée, cette interruption des programmes, ce silence radio, à la place de publier des billets, je vais, disons, comment dire, allez, je me lance, courage : je vais publier quelques billets, aussi, ici. Mais on va faire comme si c'était en pause. Comme si on se retrouvait la semaine prochaine.

En tout cas, si vous ne serez pas en vacances de moi, moi, je serai en vacances de vous. Sans rancune, hein.

Allez, on y croit. Haut les cœurs. Chaud devant.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...