mercredi 9 avril 2008

Bonnie et Clyde (1) : Feyzin (69) - Los Angeles (CA)

Je ferai pas ça toute ma vie.

Dominique me regarde, il conclut : mais moi, j’ai une idée. C’est si bête à dire, comme ça, je m’attends à truc terrible. J’écoute. Une idée, quel genre d’idée ? Une vraie idée, pour réussir. Une idée simple, comme toutes les vraies bonnes idées, pour faire fortune, comme Rockfeller par exemple. Je ricane.

Mais visiblement, il est sérieux.

Et j’irai à Los Angeles, il poursuit. Là, j’éclate de rire, ah oui, et je me tape le ventre, de bonne humeur, elle est bien bonne celle là. Il prend son visage énigmatique de petit malin, lèvres pincées, je dis allez, bois un autre coup au lieu de raconter des conneries, en lui tapant sur l’épaule. Il bascule légèrement à droite, puis reprend sa position.

Mais visiblement, il est très sérieux.

Là bas, si on veut, on peut. Les mecs qui y croient vraiment, ils peuvent réussir. C'est pas comme ça en France. Et s’ils l’ont, l’idée, ça marche. Si tu crois à ton rêve, il me sort, tu peux le réaliser. Là, je ne ris plus. Je suis un peu gêné. Il a fondu un câble, Dominique, de Feyzin. Je l’écoute avec empathie, alors je dis c’est quoi ton idée ? Je m’attends à tout, je vais lui piquer l’idée pour faire fortune à sa place, à Los Angeles. Non, il me prend pour un loser, sans doute, il m’explique en toute confiance.

La brosse à dent jetable.

J’écarquille tout ce que je peux : les yeux, les oreilles, le nez, les doigts. Un sourire goguenard fait le forcing dans ma mâchoire, le fleuve Amazone contre un barrage ; je me contrôle pour rester neutre avec tous mes sphincters. Il poursuit, comme dans un exposé, comme si j’étais un putain de banquier :

Les hommes d’affaires voyages souvent. Ils n’ont pas le temps de transporter beaucoup de matériel. Ils ont des rasoirs jetables, des stylos jetables, des mouchoirs jetables, mais pour se brosser les dents ? Tel quel, il me sort une question, très rhétorique, pour l’auditoire de moi. La brosse à dents jetable.

Dominique lève l’index. Fait une pause, marque un temps, avant d’assener :

Le dentifrice est à l’intérieur du tube.

Des verres tintent. On entend le vrombissement incessant de la voie rapide, la nuit grise est percée par les milliers de luminaires de la zone industrielle Est, étoiles souterraines qui fleurissent l’obscurité venue, rougeoyantes comme des forges.

Il baisse l’index.

Il dit : ce détail, c’est le petit plus. Je dis, ah ouais, puis rien, puis rien encore ; je tente : mais c’est intéressant comme idée. Dominique, titulaire d’un BTS force de vente. Le nouveau Rockfeller. Il est insensible à ma grimace embarrassée, il tourne la tête vers la vitre, le visage baigné des lueurs rouges, comme un christ entrepreneur, absorbé par son projet ; son idée. Je lance, tout de même : mais ce n’est pas si encombrant que ça, une brosse à dent, un tube de dentifrice, en fin de compte. C’est quoi l’intérêt d’une brosse à dents jetable, avec le dentifrice dans le manche ? Je tente enfin : tu es vraiment, absolument, sérieux ?

Oui.

Il vit chez ses parents. Il partira cet été, à Los Angeles, quand il aura économisé toute l’année.

Je ne ferai pas ça toute ma vie.


Feyzin, Los Angeles :



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