Le boucher pose la tête sur la planche du laboratoire, avec un bruit mat. C’est une grosse tête ; exsangue, elle est d’une blancheur de neige ; les yeux de la génisse ont de très longs cils délicats, doux, sur un regard noir opaque. Au milieu du front, il y a un trou.
Chez les bouchers, la salle de découpe, en coulisse, s’appelle le laboratoire. Le plan de travail est une vaste plaque de polyéthylène, parcourue d’une infinité de stries. Au mur, des baguettes aimantées retiennent un arsenal de couteaux.
Je la regarde, étonné, intrigué : à force de manger des steaks, on en oublie qu’ils ont une tête. Je demande au chef, désignant l’orifice au milieu du front : c’est un trou de balle ? Il rigole. Non, ce n’est pas ici qu’il se trouve. Puis il reprend : ce n’est pas fait au revolver, c’est une sorte de poinçon qui sort et rentre très rapidement, c’est plus économique.
Il poursuit : à l’école, il n’aimait pas ça, faire des têtes de veau. Personne n’aime. Alors, on lui en faisait faire des dizaines et des dizaines, le samedi matin. Au bout d’un moment, on a plus envie de vomir. Je le vois sourire, se préparer, j’aperçois une sorte d’ombre de moue, sur son visage, un tressaillement, rien, comme le fantôme de l’apprenti qu’il fut, quand ce n’était pas évident de décortiquer des têtes de veau. Quand on était en stage en abattoir, il ajoute, on jouait au foot avec des têtes d’agneau. Tu imagines, c’était quelque chose. On était tous rouges, il y avait du bruit, et des scies électriques, le vrombissement aigu des tronçonneuses. N’importe quoi. La jeunesse.
Je demande, tout de même : je peux ne pas regarder ? Oui bien sûr, fait-il. Je détourne la tête, la mienne, et continue à mettre en barquette des dizaines d’escalopes.
J’entends la tête rouler en deux temps, lourdement, là, plusieurs coups de hachoir successifs, très sonores, le craquement de l’os. Il frappe, on dirait qu’il fend un rondin de bois. Ça n’a pas l’air évident, parce qu’il jure, s’emporte : salope ! conasse ! dit-il à la tête. Il lui en veut. Enfin, une étape semble franchie, je perçois le long déchirement du crâne dans mon dos. Des sons visqueux, des raclements. Ça me rappelle le docteur Maboule. Le jeu où il fallait sortir des trucs du corps humain sans toucher les parois. C’est comme un conducteur de bus, parfois il y a des manœuvres difficiles, mais la journée se poursuit tranquillement.
Il me présente enfin une barquette, je reconnais la peau, le trou au milieu, qui s’enroule tout autour, immaculée, pour donner à l’ensemble l’aspect d’un gros gigot. Je devine un cil. J’entre le code dans la machine à emballer, je dépose la barquette sur la balance. L’étiquette s’imprime : « tête de veau ». Je prends la barquette, la scelle prestement dans le film de cellophane, la dépose sur la résistance pour souder l’emballage, et tamponne le tout contre l’étiquette suspendue. Je dépose le paquet impeccable sur le chariot, il brille sous le néon, rouge, blanc, appétissant.
mardi 1 avril 2008
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