La librairie est immense, on m’amène dans une annexe, je veux bien finir le reste de ma vie ici, parmi les vieux livres, du vin et du poulet.
Il s’agit de "référencer" des ouvrages. Je dois rentrer tous ces volumes dans une base de données. Frénétiquement. Ne me posez pas de question, c’est à peine l’an 2000, le monde s’est fait poser une rutilante couronne de réseaux, il essaie de sourire de toutes ses nouvelles dents. Alors, il faut référencer. Des tables, des lignes, du texte, des nombres. L'imprimerie a mangé la Cathédrale, la base de données ingurgite les livres. Là, dans l’agencement parfait du Fichier, ils sont consignés, immortels, mais juste les os : le titre, l'auteur. Le prix. La classification.
Et la journée passe comme ça, silencieuse. Un vieil ordinateur qui gémit, l’odeur des vieux livres. Je saisis les données, seul dans la pénombre de l'annexe. Tout est calme, paisible. Des textes à l'infini. Comme un ours je goûte aux plaisirs de ma grotte. Je n’ai jamais vu autant d'étrangetés. Parfois j’arrête de saisir. J’ouvre un livre, en cachette, un roman oublié, un manuel de politesses à l’usage des jeunes filles de bonne famille, une étude sur les papous, les phases de la lune, les Amériques, la thermodynamique. Les jours passent, je ne me cache plus, je suis seul. Je m’adosse, je bouquine, comme un roi.
Le libraire m’explique : la thématique. Histoire, Géographie. Roman. Il prend un ouvrage au sommet d’une pile : Les Survivants. C’est le récit, devenu un film par la suite, d’une équipe de rugbymen échouée dans de lointaines montagnes hostiles, suite à un accident d’avion. Les survivants, pour survivre, en viennent à se manger entre eux. Pour rire, le libraire me dit : ça par exemple, tu mets comme thème : Gastronomie ! On éclate de rire, surtout moi, c’est le chef. Il repose le livre au dessus de la pile. Disparaît.
Que voulez vous, la solitude, la poussière des livres : je reste un instant immobile, puis je m’empare de l’ouvrage au sommet de la pile. Je rentre le titre : les Survivants. J’hésite. Je glousse. Je rentre la thématique… j’hésite encore un peu, cannibalisme, non : allez, je le fais : gastronomie. Je glousse encore, et je passe à la suite.
Le temps a passé, vite, comme le Tour de France dans mon village, emportant dans la mort des millions de gens, de chiens, de poissons rouges ; mais pas les bases de données. Les données sont immortelles. Donnée, c’est donnée, reprendre c’est voler.
Des années plus tard, je trouve au hasard un catalogue de vente de livres anciens, dans un bac de bouquiniste. C’était mon ancienne librairie. Un catalogue papier, outil marchand si désuet à l’époque des moteurs de recherche. Je souris, et vite, je compulse l’imprimé. Je cherche par thématique, le gloussement ressurgi du passé, comme si le rire était au milieu, glissé comme une fougère dans un herbier. Une fonte très sérieuse, une présentation très classique, un standing très lettré ; à l’entrée « Gastronomie », mon index parcourt à tout vitesse la liste des doctes ouvrages de recettes des siècles derniers ; il y est, enfoui, discret, camouflé : les Survivants. Il y est ! Je referme le catalogue, et le laisse ; pendant un instant tout le paysage me semble malicieux, décor pour ma farce furtive ressuscitée. Je pars ; il y a un atome de ma bêtise, dans cette chose que j'abandonne.
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