Dans le métro, deux touristes japonais sont flanqués de valises prodigieuses. Je les observe, je reconnais mon propre ahurissement lorsque je suis perdu dans un pays étranger. Là, autour de moi, tout est surchargé de ma propre banalité. L’autocollant du petit lapin qui se pince les doigts dans la porte, les stations, leurs rassurantes et naturelles successions, les strapontins bleus que l’on annexe pour lire en snobant les vieux et les femmes enceintes. Pour eux, il n’y a qu’un Inconnu protéiforme qui se réinvente à chaque instant, sous leurs regards inquiets. Sans compter la massive présence, à l’étranger, d’étrangers.
La rame démarre, et aussitôt, comme des parachutistes proches de l’objectif, la femme se démène atrocement avec son barda pour gagner les portes automatiques, avant l’arrêt suivant. Cela ressemble à un combat. Une piste dans la jungle. Les gens sont des arbres, des lianes, des reptiles placides. Il y a trois mètres à parcourir, la prochaine station est dans trois minutes, et il y a environ sept personnes à cet endroit du wagon. Le calcul est vite fait : ils ne disposeront, au maximum, que d’une minute par mètre pour s’échapper, sachant qu’au beau milieu de ce mètre peut se trouver un autochtone, voire deux, et qu’il faudra le ou les bousculer, s’excuser, le ou les contourner, prendre le risque d’être malmenés en retour, vilipendés, battus, capturés, négocier âprement leur libération pour franchir le mètre suivant. Dans l’hypothèse la plus pessimiste, on peut craindre deux autochtones par mètre, soit six en tout, et donc trente secondes harassantes par tête pour en venir à bout.
En outre, si leur pays d’origine n’utilise pas le système métrique, on peut s’attendre à une distance complètement différente. Là, ce n’est peut-être plus trois mètres français, mais bien, par exemple, une bonne vingtaine de mètres japonais.
La femme se bat ; dans le véhicule quasi désert, elle clame : « Excusez-moi ! Excusez-moi ! ». Des sourires presque attendris se forment sur les visages des autres voyageurs. L’homme lui, ne bouge pas. A la folie du tourisme, s’ajoute la folie du mariage. La femme se retourne et constate l’homme figé à la barre de sa valise, dans le lointain, comme un digne témoin dans un tribunal. Les yeux fous, elle l’incendie par un sermon suraigu. L’homme marmonne quelque chose, désigne la porte, à quelques pas de lui. J’imagine qu’il dit qu’on est pas aux pièces, et qu’il faut deux secondes pour sortir. J’imagine qu’elle lui répond qu’ils vont rater la bonne station, et se retrouver perdus en Bretagne, où des ouvriers vont les attraper pour les transformer en biscuits secs.
La femme continue à fulminer, l’homme cède. Avec sa valise, il se déplace, en marmonnant, toujours, pour lui ; vaine et furtive procédure en appel du mari satellisé. Les voilà entièrement collés contre les portes, corps et âmes, et valises, les nez aplatis contre la vitre. Immobiles, ils attendent la délivrance. Ils sont apaisés, enfin, la panique s’est envolée, le traquenard est déjoué, tous les doigts sont posés sur le bouton d’ouverture, ils ne peuvent pas être au delà de la perfection dans une évacuation de métro arrivé à bon port.
Lentement, la rame entre dans la station. Mais, face à leurs yeux écarquillés, au lieu d’une vaste gare métropolitaine, avec ses bancs, ses poubelles, ses affiches démesurées, ses majestueux Escalators vers les cimes, il n’y a qu’un puissant mur de faïence, un mur de souterrain, à quelques centimètres d’eux, un mur total, obscur, sombre, définitif. Un mur d’emmurés. Sur leur visage, l’horreur et l’incompréhension sont totales.
Une voix, mécanique et douce, susurre :
Descente à gauche dans le sens de la circulation.
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