Les fourmis travaillent dans leur fourmilière. Soudain, une s’arrête et dit : nous sommes quand même des fourmis, non. Vous avez vu l’organisation incroyable de notre société ? Ses rouages huilés, cette administration silencieuse et disciplinée, comme si nous n’étions qu’un seul corps, cette force de développement, cette recherche de ressources, tout ça avec seulement des hormones ? Oui. Nous sommes au bord de commettre une civilisation, à l’heure actuelle.
Nous construisons des fourmilières robustes. Certaines ont des systèmes de ventilations. Nous sommes réputées pour ça. L’expression travail de fourmi est entrée dans le langage courant.
Nous pourrions peut-être faire une île de Pâques ? Dresser de grandes têtes de fourmis en direction du soleil, à l’équinoxe ? Une autre lève les yeux, et voit au zénith le croissant brillant ; les fourmis décident d’aller sur la lune. Elles s’attellent à la construction d’une fusée. Nous avons bien été capables d’ajouter des galeries de ventilation dans notre fourmilière, vous vous rendez-vous compte, des insectes ! Les taupes ne savent pas faire ça. Non, on murmure dans la foule, les taupes ne savent pas. Elles vont dans la terre, bêtement, pour dormir, médiocrement.
Le plus difficile est le moyen de propulsion. Une fourmi dit doctement : l’astre lunaire est incroyablement élevé, pour nous y rendre, il faut nous propulser. C’est le problème majeur, nous nommerons ceci le problème A. Une autre ajoute : et longuement, car le périple est incroyable, plusieurs fois la distance fourmilière-terrain vague. Le meilleur moyen de nous élever est de nous propulser suffisamment longtemps pour libérer l’appareil fourmilier de la gravité terrestre, quitter l’atmosphère, atteindre la lune. Il faut aussi gérer les galeries de ventilation dans la fusée, même hors de l’atmosphère. C’est le problème B. Et si on se trompe, et qu’on se pose sur le soleil, demande une fourmi, nous allons tous brûler ? Et pour atterrir sur le satellite, fait une autre, ne faut-il pas prévoir un système de propulsion inverse, destinée à freiner notre course dans la dernière étape ? L’atterrissage est le problème A prime.
Les fourmis sont capables de porter une charge sept fois plus massives qu’elles. Spectacle dantesque, ces ouvrières rassemblent branches, cailloux, feuilles, bouchons de bouteille en plastique, canettes. La structure incroyable s’élève peu à peu, bâtiment dément dans l’horizon de la fourmilière, ossature de bois complexe, système de ventilation formé d’une indescriptible dentelle de galeries. Un chien passe, il manque d’écraser la fusée. La panique les gagne, elles courent toutes les unes après les autres, sans plus aucune dignité, sauve qui peut, lâchons les hormones. Heureusement, l’animal s’en va.
L’heure solennelle est arrivée. Le contremaître fait un discours vibrant : nous nommerons le vaisseau Fourmi 1. Arrivées sur place, nous rebaptiserons l’astre Fourmilière 2. Puis elles se rassemblent dans l’appareil, vérifiant minutieusement les galeries de ventilation. Le verdict est heureux : la ventilation fonctionne à merveille. Une fourmi fait le compte à rebours, ordonne : décollage. Rien ne se passe. La navette ne décolle pas. Tout reste cloué au sol, cruellement. Elles vérifient sans faiblir chaque recoin des systèmes de ventilation, la carlingue, son fuselage. Je crois que nous avons un incident fatal avec le problème A, ce qui rend tout décollage impossible.
Au bout d’un moment, d’un long moment, elles descendent de leur structure, et hagardes, elles reprennent le travail.
Ce n’était que des fourmis.
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