Elle est arrivée avec un grand sac en papier contenant deux coussins gris et grotesques. J’ai regardé ces choses débordants du sac, et j’ai demandé d’où ces horreurs pouvaient bien sortir. C’est une affaire ! M’a-t-elle dit. Quinze euros les deux, au lieu de cinquante euros l’un. Je les ai examinés, songeur, palpant leur corps mou – et cher. Comment un coussin peut-il coûter cinquante euros ? Je les ai tout de suite trouvé antipathiques, hautains, snobs. Monsieur coûtait cinquante euros, à la base. Elle les a abandonnés sur le petit fauteuil, les deux gros coussins gris et poilus, c’était horrible, ils étaient semblables à des bâtonnets de chats siamois panés.
J’ai méprisé ces coussins. J’ai dénigré ces objets hors de prix mais soldés. Le chat, presque machinalement, guidé par un instinct de mollesse sûr, s’est enfoui entre les deux, pour y poursuivre sa sieste perpétuelle. C’est lorsque les chats naissent qu’on leur dit : repose en paix.
Le chat était gris également ; je ne l’ai pas vu quand, un soir, las de courir pour aller voir si j’y étais, j’ai décidé de m’asseoir sur le fauteuil. Je n’aime pas m’asseoir sur le fauteuil. Le fauteuil, je l’ai trouvé dans la rue. Il était neuf, et propre. J’ai marché avec le fauteuil englobant ma tête pendant un moment, me dirigeant en suivant les mollets de ma petite famille qui me devançait. Les gens étaient surpris, un enfant a dit : regarde le monsieur, il a un drôle de chapeau. Kéké était fier, son père avait un fauteuil sur la tête.
Je me suis donc assis sur le fauteuil, parmi les coussins affreux ; et le chat. Le chat a miaulé sous mes fesses, se demandant s’il était mort ou non, ce qui n’aurait de toute façon pas changé grand chose à son rythme de vie.
Je n’aime pas le fauteuil car il est au milieu de la pièce, planté là pour ainsi dire. Je n’ai pas une tête à m’asseoir sur un fauteuil. Une chaise, oui. Un canapé, également. Un pot, pourquoi pas, mon fils m’a encouragé à l’imiter, mais le pot, bien trop étroit pour mon fondement, m’a fait mal. Pourtant je me suis assis, sur le fauteuil, sur les coussins détestables et le chat. J’ai pris un livre.
Je n’aime pas lire sur le fauteuil. Sur le canapé, oui. Avec mes chaussettes mortifiant le nez de l’autre chat fossilisé sur l’accoudoir, pourquoi pas. Dans le lit, également. Mais sur le fauteuil, planté là, parmi les chats, les coussins, la pièce, le monde, le cosmos, j’ai l’impression que la porte va s’ouvrir et que l’arracheur de dents va m’apparaître en souriant, avec ses yeux fous, ses lèvres minces, pour dire : « alors, monsieur, venez, on va vous changer la mâchoire pour vous en mettre une en plastique ».
Kéké aime bien ces coussins. Avec son petit tracteur, il parcourt l’étendue des poils gris, il le fait avancer lentement, les poils ploient sous le véhicule, comme dans un champ, je lui demande ce qu’il fait, il me répond qu’il moissonne. Dans mon fauteuil trouvé mais propre, parmi les coussins chers mais soldés, sur mon chat mort mais vivant, je détourne les yeux de mon livre, et je rêve. Je me rappelle comment nous avons joué, tout à l’heure, avec mon fils. Il était fasciné de me voir transformer ma main en dépanneuse, saisir les voitures avec une magistrale pince de doigts avec des bruits déments de forge ; pris dans l’enthousiasme du jeu, nous avons déployé une armada de dépanneuses, déplaçant absurdement des centaines de voitures, pour les déposer encore au même endroit. Toujours dans sa rêverie, il a observé ma main quelques instants, avant de conclure : la dépanneuse est poilue.
Le fauteuil m’accueille régulièrement maintenant, mes fesses retrouvent leur écrin capitonné, et le temps peut passer, le chat miaule quand il peut reprendre son souffle, parfois il pleut, l’orage gronde. Dans un épisode d’Ulysse 31, le navigateur barbu mais spatial manque de s’asseoir dans le Fauteuil de l’Oubli, triste meuble fomenté par un Chronos, un Saturne ou je ne sais plus quel Uranus. J’ai l’impression que, assis, posé, mes fesses sont confortables, j’ai l’impression aussi que rien ne nous lie infiniment et que, piégés dans la gangue de nos corps, nous disparaîtrons seuls et sévèrement séparés, malgré la force de nos étreintes et de nos jeux, alors dans un élan de bonté, je me lève, et je libère le chat, qui s’étonne encore de se mouvoir. Je m’imagine, en cendre et figé, dans un Pompéi des temps modernes, surpris par la fin des temps ; les archéologues d’après l’Apocalypse me surnommeraient Homo Fauteuillus Fauteuillus. Je me replonge dans l’abîme du livre et la soirée peut finir.
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