J’attends en bas, près de l’ascenseur. Je porte des grosses lunettes. C’est obligatoire, c’est l’uniforme des littéraires. Je constate qu’au premier, des employés montent la garde à l’entrée de leur plateau. Ils vigilent.
Le chef passe entre les rangs. Il regarde les courbes. L’axe des abscisses indique les jours, l’axe des ordonnées le taux de « très beaux billets ».
Nous bloguons pour le bonheur des gens. Parfois, une rumeur circule. Le câble qui conduit à l’extérieur serait débranché. Le monde externe ne nous entendrait pas. Ils ne seraient pas au courant. Toutes ces informations ! Ce n’est pas possible ! Une si haute tour ! Nous la verrions de loin.
Le chef me dit : « Balmeyer, qu’est-ce que vous faites là, à regarder des photos de chiens ? » Je réponds : « j’écris un très beau billet sur mon chien ! Oui !
- Depuis combien de temps n’avez pas fait de Kéké ? Il faudrait vous y remettre. Le Kéké, ça marche bien, c’est familial.
Je baisse les yeux, un peu comme ma courbe de très beaux billets.
J’ai quelques lignes, elles ne me satisfont pas du tout.
« Le chien court dans le pré ».
Mon voisin porte une barbe blanche. C’est Victor Hugo. Ce n’est pas facile, il blogue comme un Dieu. Je l’entends, taper frénétiquement « Waterloo, Waterloo, Waterloo, Morne plaine ! ». Il chantonne, il sifflote, il est content. Moi je regarde mon écran. Rien. Les courbes baissent. Mon taux de très beaux billets s’écroule comme un attaquant italien dans la surface de réparation, c’est dommage, je venais juste d’avoir une prime de série.
Il faut s’accrocher. Il faut voir large. Se distinguer du commun. Pourquoi un seul chien ?
« Les chiens courent dans le pré. »
Tout de suite, ça pose son pré. On l’imagine, ce grand pré, avec des tas de chiens, avec presque pas de murs. Non loin de moi, j’aperçois Victor Hugo en train de bloguer debout. Il murmure : « je vais bientôt publier ! Ça va poutrer, les amis, je vous raconte même pas ! » Tout le monde l’envie. Un tel bonheur, ça ne peut rendre que triste. Il va avoir sa promotion. C’est Victor Hugo, quand même. C’est facile pour lui.
Moi de mon côté, je m’accroche. Sus à la médiocrité ! Je me rappelle ce que me disait ma mère. Si tu travailles bien à l’école, si tu crois en ton rêve, un jour aussi tu pourras devenir un blogueur.
« Des centaines de chiens courent dans des centaines de prés. »
Voilà ! Du lyrisme ! De l’envergure ! Du théâtral ! Il faut inventer des mondes, produire des populations, dresser des décors comme des barricades ! Comme le disait mon mentor, multiplie les prés, les chiens viendront avec !
« Les milliards de chien de la vie courent à perdre haleine dans les prés sans fin de la fatalité ! »
Moi aussi je suis debout ! Victor Hugo, prend garde, la relève du blog arrive ! Mais Victor Hugo, lui, est déjà dressé sur la table, sa cravate autour de la tête, il clame, il scande, il martèle sa poitrine : trébobillé ! trébobillé ! trébobillé ! Une ronde se forme autour de nous, comme dans les prisons. Ils agitent leurs mains pour nous encourager. Ils font des paris. Deux contre un pour Victor Hugo. Cent-cinquante contre un pour Balmeyer. Attends VictorH75, t’as pas tout vu. Ouais. Parce que les chiens, les prés, et la course, c’est mon rayon. Toute ma vie, j’ai eu des chiens. Toute ma vie, ils ont couru dans des prés. C’est facile pour moi.
« Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! Morne pré !
Dont l’herbe est parcourue par des chiens déchaînés !
Les chiens de l’Empereur se nomment tous Médor !
Meute considérable de jaunes labradors !
Ils courent au couchant sous la voûte vermeille !
Ils bondissent rêvant des futures gamelles !
Leur langue déployée comme un fanal au vent
Claque sur leur bajoue dans leurs bonds étonnants »
Dont l’herbe est parcourue par des chiens déchaînés !
Les chiens de l’Empereur se nomment tous Médor !
Meute considérable de jaunes labradors !
Ils courent au couchant sous la voûte vermeille !
Ils bondissent rêvant des futures gamelles !
Leur langue déployée comme un fanal au vent
Claque sur leur bajoue dans leurs bonds étonnants »
Silence. Victor Hugo se prend la tête entre les mains. Il comprend que son crépuscule est venu. Waterloo, ce billet, il l’avait déjà publié en 2006. Ils s’en sont rendu compte grâce à Technorati. Je me lève, et je triomphe : Nique ta mère, Victor ! Je ris à gorge déployée. Pour moi, je sais ce qui va venir : d’innombrables chaînes en or autour du cou, des chevalières dans les doigts, parcourir lentement les rues avec des femmes sublimes en maillot de bain assises dans la Cadillac rose, fredonnant : « Il assure un max, yeah ! Avec ses très beaux bi – yeah ! »
Là, impitoyablement, les employés s’emparent de Victor Hugo, lui arrachent ses lunettes, lui retirent sa fausse barbe, et le traînent dans la cour des suppliciés. Ils le lynchent ! Ils le lapident ! Ils vont le clouer au poteau ! Et Victor Hugo, d’implorer : « si vous m’attachez, au moins, mettez un lien ! »