Longtemps, j’ai été le seul ami de Kéké, son compère, son coéquipier. Les autres enfants venaient le voir, et il les regardait ennuyé, comme des poissons rouges dans un aquarium tout autour, il se tournait alors vers moi pour jouer aux choses sérieuses.
Kéké observe ses petits doigts pincés sur du rien. Il se tourne vers moi, ébloui. Il n’est plus seul dans l’univers ! Une créature de son espèce lui a parlé. Il me répète avec conviction : on est dans le train ! Il garde fermement ses doigts serrés sur son ticket, en admirant le paysage ne pas défiler. Tchou tchou, médite-t-il.
Nous changeons de place, je le fais grimper dans un petit wagon, à l’arrière ; je ne le suis pas. Il ne me réclame pas. Je le vois, j’ai les mains tendues vers son dos qui m’échappe, il s’engouffre à l’intérieur. Il hésite à se retourner, à me chercher par réflexe, mais entraîné par la foule, il s’assoit. Il est au milieu des autres, il tente quelques unes de ses jeunes remarques, un peu décalées. On est dans le train, répète-t-il. Le petit contrôleur passe encore. Quel zèle. Incroyable, se faire contrôler trente fois pendant un même voyage, quelle pratique anti-commerciale. Kéké le reconnaît, il s’exécute avec gratitude, lui montre encore ses doigts pincés. Le devoir accompli, l’employé sort lestement de l’engin par la fenêtre, pour aller contrôler des passagers assis sur le toit.
Je vois mon fils affairé, tournant son visage ébahi d’un enfant à l’autre afin de décrypter les règles de ce jeu insaisissable et changeant. Je recule peu à peu, je m’éloigne du jeu, je m’adosse contre
Kéké, sans qu’on ne lui demande rien, avec une intacte conviction, tend régulièrement son ticket au garçon assis en face. Il est dans le train. Il veut se faire contrôler. Puis le voyage paisible tourne à la tragédie : un enfant crie : FBI !, brandit son revolver de doigts, et les autres enfants crient aussi : FBI ! Ceux dans les wagons, ceux assis sur le toit, ils crient tous : FBI ! Et les enfants se tirent les uns sur les autres, entre fédéraux, dans un vacarme de pan pan pan. Sans doute une triste histoire de guerre entre services. Au milieu de ce massacre interminable, faute de victime, un garçon veut faire son compte à Kéké, il le vise, posent ses doigts à bout portant, criant toujours : FBI ! Kéké, probablement le seul civil du voyage, lui montre ses doigts pincés. Une fois de plus, il dépose dans la main-pistolet de l’enfant son ticket imaginaire.