C'est le genre de scène qui fait partir sur de bonnes bases. Limite, faire croire à une sorte de génie de l'humanité.
J'étais un jeune homme maigre avec des boutons. J'avais une amie au collège, dont la sœur ainée était contrebassiste classique. Une grande blonde avec un chignon. C'était une famille de musiciens, chacun travaillait assidument son instrument. Un soir, elle a lâché au détour d'une conversation : « Le matin, quand je me lève, je travaille ma contrebasse en pyjama. Les vibrations sont telles, ça me fait vraiment quelque chose. Je suis obligée de mettre un soutien-gorge ».
Il est difficile de décrire les désastres d'une confidence si anodine dans l'esprit d'un jeune homme au printemps de l'humanité, dans son petit corps larvaire, plein d'espoirs et de flux. Me perdre dans l'idée d'une contrebassiste vibrante en pyjama... le son grave, plein, de l'archet sur les câbles tendus le long de la silhouette en bois, et l'espace lisse et noir de la touche en ébène où s'écrasent des doigts aux ongles vernis...
Les cordes ! Sans doute une des choses les plus civilisées de la civilisation. Le quatuor, comme on dit des quatre pupitres siégeant, régaliens, au centre de l'orchestre, affublés de deux ou trois tambours, pistons, cornemuses ou pipeaux se courant après tout autour.
Alors que j'écoutais surtout du rock, joué par d'ingrats messieurs chevelus, je me suis lancé tout à coup dans l'exploration du répertoire classique. Gens en redingote ou perruque, maitres de chapelle, auteurs plus ou moins sourds ou syphilitiques. Quel nouveau monde, comptoirs lointains, plein d'exotismes, de voluptés inaccessibles, de plaisirs difficiles et altiers... Maintenant, il serait bien tentant de voir un lien, avec le recul, entre l'intérêt soudain pour cette musique et ses exécutantes en pyjama...
J'ai une contrebasse, chez moi. Je médite sur cet instrument impossible. Il veut dire beaucoup de choses. Il est là, passablement rangé, imposant meuble tout de courbes, évoquant dans son silence sous étui le monde des possibles et des impossibles. Les choses qu'on a su faire, qu'on sait encore faire, un peu, qu'on pourrait faire éventuellement, et qu'on ne pourra décidément pas faire. Je ne joue pas de l'archet, c'est trop tard, ou pas le temps pour apprendre.
Parfois, quand je travaille assidument, je peux arriver à jouer du jazz, c'est plus standing qu'avec la basse électrique, mais c'est physiquement éprouvant, et moralement déprimant. On finit le morceau vidé, avec ses collègues, on est sans joie, le poignet et les doigts meurtris d'avoir remué cette grosse barrique, on se dit que c'est lourd et dur et qu'on pourrait tout aussi bien jouer du mammouth, du tracteur ou du bloc de granit, ça serait pareil. Ça ne nous fait pas vraiment quelque chose. On n'en éprouve pas le besoin de mettre un soutien-gorge.
Souvent, je crève d'envie en voyant le pupitre des contrebasses dans les orchestres. Ils sont comme une cavalerie, empoignant leur monture de leurs doigts musclés, ils sont juchés sur des tabourets, on dirait des vaillants amis, au bar, ils sont puissants, redoutables, complices, c'est une bande, un clan, un club. Les têtes des instruments se dressent, armada, figures de proue de drakkars, motards aux ronflantes cylindrées, conducteurs de tanks en smoking. Ils se comprennent sans parler, ils font corps, solidaires, frères de son, tandis que moi je ne suis qu'un connard de spectateur.
Qu'est-ce que je donnerais pour être parmi eux, quand ils attaquent, seuls, dans la 9ème symphonie de Beethoven, le thème fameux de "l'Ode à la Joie". Même m'assoir au milieu, en touriste, avec un triangle, ou déguisé en lutrin, ou en chien d'aveugle. Être en leur sein, quand, eux contre le reste du monde, le pupitre de contrebasses fait sortir le chant de la cave, des profondeurs, des fondations, l'hymne solennel et gras des forges souterraines.
L'instrument est toujours là, debout. Sa tête est plantée de chevilles, soutenant d'invisibles chignons. On aimerait tellement le maitriser, cet outil qui fait trembler les murs et les poitrines du monde.
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