vendredi 23 avril 2010

La dorade aux mille bouches

J'existe.

Je rentre dans la banque pour déposer un chèque. La banque est encore fermée, mais les machines sont ouvertes. Je dépose le chèque dans la machine ouverte. Derrière la grille blanche, on devine des gens qui s'activent avec des formulaires. Ils s'engueulent à cause de formulaires pas remplis.

Cela me parait incongru, cette scène de bureau, pourtant c'est tellement normal. C'est sans doute le rideau de fer qui sépare l'ouvert du fermé, qui semble placer ces employés dans une situation particulière, faire de nous des observateurs, et eux des observatés. Me vient ensuite une méditation intérieure qui dure vingt secondes, comparable à la question de l'oeuf et de la poule. Est-ce que, du fait que tout soit incongru, tout nous parait normal à force, ou bien, au contraire, tout étant normal, tout nous semble étrange quand on prend un peu de recul. Puis je dépose le chèque et je disparai. Dans le métro une adolescente dit, inspirée : "mais s'est koi au font la normaliter ?"



Dans le métro, des gens s'engueulent aussi, mais non à cause des formulaires pas remplis, au contraire, à cause du wagon bien rempli. Ils s'engueulent à cause d'eux mêmes, en fait. Voilà, tout le monde s'est "rempli", et ceci est douloureux pour les pieds. Les braillards, des gens très bien au fond, sans doute, cherchent du regard des regards approbateurs, car après tout, tout le monde a raison. Je n'aime pas ça, j'ai l'impression qu'on me viole la conscience, quand on cherche mon regard approbateur, et ça me pique au niveau de l'esprit. La tête contre la barre en fer, ils machouillent : "ceux qui veulent pas prendre les transports h'en commun zon qu'à prendre le taxi hein".



Dimanche dernier, nous sommes montés avec Kéké dans la cabine du conducteur du métro. C'était très silencieux, un calme étonnant. De cette pénombre, on voyait des paquets de gens, par grappes ; le train les vendangeait. Ils ont beau brailler, derrière le pare-brise, on ne voit que le O de leur bouche, on n'entend pas grand chose, on ne déchiffre rien, et c'est tant mieux. C'est la paix. Le O inaudible sur leur visage est conservé à l'état de hiéroglyphe, on se félicite de ne pas profaner leurs mystères. Parfois le mouvement meurt sur un couple qui s'embrasse, ou bien sur un type en costard, un jeune avec des pantalons slims, un ponque, de parfaits inconnus, des qui existent aussi parmi leur normale incongruité. Le recul, le retrait, le fait d'être dans ce bocal rend toutes ces silhouettes banales soudainement romanesques.



Le métro pris était pour voir le grand aquarium à la Porte-Dorée. C'était bien. Les poissons semblent dans leur cabine à eux, ils s'approchent de la vitre, nous regardent : mais c'est une charmante illusion. Des enfants se réjouissent de cette rencontre, les parents, soudain démangés par un prurit métaphysique, font la réflexion que c'est nous, au fond, qui sommes dans des bocaux à être regardés par des poissons. En fait, les parois des aquariums sont des glaces sans teint. Les poissons se regardent eux-mêmes, ils se découvrent et s'oublient aussitôt, ils ignorent l'agitation des nez collés contre la vitre.



Plus tard, j'ai demandé à kéké de se raconter lui-même une histoire pour s'endormir, ça me changerait un peu. Alors il a improvisé quelque chose de très étonnant : l'histoire de la dorade à mille bouches. Pour être honnête, le titre complet est : l'histoire de la dorade à mille bouches qui vomit partout. Je crois que c'était très spectaculaire comme histoire. Enfin, pour sortir ces notes accumulées depuis quelques semaines, ça fait quand même un titre valable.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...