
Dans la pénombre du décor, nous patientons tous les trois, derrière la porte. Un filet de lumière passe, chaud comme un soleil, le feu nourri des projecteurs. Les conversations sur scène forment un brouhaha continuel, chacun passe le temps dans une pagaille insouciante. Quelques chanteurs répètent frénétiquement leur texte qu'ils ne connaissent pas, confondant les opérettes, Belle de Cadix, Les trois couvents, les cinq mousquetaires, se disant qu'au pire, ils improviseront. D’autres trépignent car ils connaissent les répliques et les airs par cœur depuis des mois, et montrent leur impatience tels des professionnels, soupirant ostensiblement. Des téléphones portables sonnent ; on y répond.
Semblant reconstituer une carte du désert, le pianiste et le chef d’orchestre répandent des partitions dans tous les sens, cherchant les reprises, trouvant des codas, ils écrivent les dernières annotations en cassant nerveusement des mines de crayons. Les choristes s’ennuient. Ils papotent, l’air mélancolique : on leur a fourgué encore la même mise en scène, comme à chaque scène de chaque acte de chaque production de cette compagnie d’opérette. Ils forment une sorte de masse informelle qui remue les lèvres sans parler, ils font la même chose en même temps comme un banc de poissons. Ce sont les invités de l’ambassadeur, ou le peuple en joie, l’armée des prussiens, la cour du roi Midas, les rameurs d’Ulysse, les élèves oubliés du collège, les gitans pittoresques autour du feu de camp. Ils sont tous là, disparates, grands, gros, petits, chauves, comptables, facteurs, pharmaciens, professeur de clarinette, soliste déchu, ancien choriste d’opéra, avec leur barbichette ; ils sont contents, les voilà encore sur le plateau, comme immortels, toujours les mêmes figures de prussiens, de nobles, de collégiens, de rameurs, de gitans.
Le metteur en scène les a placés comme d’habitude en demi cercle, tout autour de la scène. Leur consigne est simple : ils sourient, restent immobiles, et parlent en silence, en petit groupe, un verre de Champagne à la main. Pour endiguer cet océan humain qui fuit dans tous les sens, le metteur en scène bat frénétiquement des mains : en place ! en place ! l’entrée d’Orlofsky ! Le chef d’orchestre regagne son pupitre, suspend solennellement ses mains, regardant l’unique musicien présent, le pianiste. Ce dernier ploie tel un coureur de cent mètres sur le départ d’une finale. Le silence vibre. Le chef prend un air terrible. Il bat exagérément des mains comme attaqué par des millions mouches, et tout à coup, le répétiteur possédé, agité telle une marionnette prenant vie, bombarde de ses mains le pauvre piano droit désaccordé.