Kéké a passé le week-end du côté de chez Swann et Bergotte. Swann est un gros chien noir, aux yeux jaunes. A côté, le chien des Baskerville est un petit caniche de soprano. On s’approche de sa gueule, il attend, placide, une cajolerie. On lui caresse sa bonne grosse tête, il ne gaspille pas son énergie à gesticuler des remerciements, olympien, économe, il consomme la douceur en vous fixant. Pendant ce temps, Bergotte bondit tout autour, prise d'un enthousiasme jaloux, attrape les oreilles de Swann, notre main, un doigt, la jambe, Kéké, jappant : j’existe ! J’existe !
Quand Swann étale son gros corps sur la terrasse, Bergotte s'empresse de faire de même, près du ventre de l'aîné. Quand des gens passent, Swann se redresse, semblant faire à longueur de temps son grand retour, ses cent jours de chien. Il bondit vers le portail, fait virevolter Kéké au passage, puis effraie les égarés revenus de rien, sinon de la "Foire à Tout". Bergotte suit le chef des chiens, l'imitant, elle aboie sur les passants, puis ceux-ci passés, aboie sur Swann, continue à bondir autour du gros, lui mordillant le poitrail, les oreilles et la gueule. Le gros revient lentement, ainsi mastiqué, le devoir accompli, va prendre sa retraite d'aboyeur en étalant infiniment sa carcasse noire.
Les heures vont ainsi, Swann occupé à exister, Bergotte à exister aussi. A l'heure de la gamelle, par contre, il ne faut pas déranger Swann. Quand Bergotte s'approche de lui, la truffe plongée dans son repas, dans l'espoir de manger les autres croquettes plutôt que les siennes - les croquettes du chef, du chien-Dieu - un grondement profond, presqu'imperceptible, sort de la poitrine du patron. Juste le nécessaire, pas plus. Bergotte comprend qu'elle risque à ce rythme de devenir croquette elle-même, alors, exceptionnellement, elle laisse Swann tranquille, va manger toute petite dans son coin, puis méditer sur sa double humilité, celle d'être chien, et le second chien. Elle ne sait pas qu'un jour, probablement, elle deviendra le premier chien. L'ombre de Swann, riante, l'observera se faire mastiquer les oreilles à son tour par un encore plus petit chien.
Swann a fini de manger. Seul, il sort dans le jardin, rassasié. Si avant, il était calme et serein, il en revient encore plus calme et plus serein, immobile, absolu, figé dans l'univers, la pelouse se déplaçant sous ses pattes. Il s'étale encore plus infiniment, avec une infinité qui n'aurait pas de fin, sur l'herbe tendre, et c'est le nirvana canin, la fin de l'Histoire, le pré retrouvé. Alors, Bergotte arrive, en trottinant. Elle marque une pause. Discrètement, elle s'allonge près du gros, et s'endort à ses côtés, dans son giron.
Les autres se la sont coulés douce, il a fait beau. L'été, minuscule, n'avait pas fini de japper ; on constata avec surprise un beau temps revenu.
[photo : l'Irremplaçable]
mardi 16 septembre 2008
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