La maison est vide. Elle fait du ménage. Elle lave les vitres, puis les lavabos, puis s’occupe des fleurs dans le jardin. Elle s’assure qu’il ne manque de rien, le jus d’orange, le café, les biscottes. Chaque placard est ouvert, et en un coup d’œil, elle sait. Elle repasse un jean troué du grand, elle ne le recoud pas, la dernière fois qu’elle a recousu des jeans troués, elle s’est faite enguirlander, et en rêvant, elle fait passer le fer brûlant sur le grand A, comme Anarchie. Le pantalon nihiliste est plié et sent la lavande. Quand tout est fait, elle s’assoit, vidée. Elle n’a pas envie d’ouvrir un magasine, elle hésite à prendre un livre. Elle pourrait aller sortir le chien.
Elle décide d’ouvrir un blog.
Elle commence, hésitante, à rédiger de courts poèmes, qui ne riment pas tout le temps. Elle en dit peu, c’est une pudeur, car elle aurait tellement à dire. Elle parle du temps qui passe, du printemps revenu, des merles, de la tristesse, des journées un peu ternes, de l’enfance perdu, de l’été revenant ; elle met une image de fée, une photo de lutin. C’est amusant, ce petit judas inversé, pour que le monde nous découvre lorsque nous sonnons à sa porte. Soudain, elle a un commentateur. C’est un inconnu, un être d’ailleurs, qui vit dans une vaste ville lointaine et qui lui dit qu’elle a beaucoup de sensibilité. Son cœur s’emballe. Elle répond très humblement qu’elle ne mérite pas un tel compliment, qu’elle est une femme très simple, et qu’elle fait tout ceci sans prétention. Elle est très fière.
Elle y songe en rangeant la paperasse.
Elle s’y remet le soir même, emballée. Le mari rentré parle des implications complexes des affaires étrangères, elle opine, toujours, et regarde, distraite, un bouquet de fleurs, tandis qu’il poursuit son pensum pour les murs, elle s’imagine déjà comme ce bouquet si simple pourra humblement faire, peut-être, un article pour son blog, avec, éventuellement, cette même sensibilité.
Un jour, elle en assez de s’occuper de la panière de linge sale. Les enfants, le mari, embarrassés, trouvent la panière débordante, ils tentent malgré tout d’y glisser le linge, qui tombe, ils le tassent de toutes leurs forces, disposent le couvercle de travers. Un matin, un des grands dit : maman, il n’y a plus rien à se mettre, il est vraiment paniqué. Et alors, elle répond ? Tu vois le tas, là bas, tu le prends, et tu fais une machine. C’est aussi simple. L’autre ne comprend pas, puis il s’habille avec du linge qui sent mauvais ; il apprend à faire une machine.
Elle publie, on l’encourage. Elle a quatre ou cinq personnes qui lui ont laissé des compliments ! Plus que toute sa famille en cent ans. Quelqu’un la place dans sa liste de liens, elle se confond en remerciement, et fait de même. C’est un frémissement, ce bruissement d’amabilités, c’est comme un succès en train d’éclore ; une autre vie, une vie masquée, une fête en sourdine, la nuit. Ils sont plein de promesses, ces autres. Ils viennent à elle, spontanément, deviennent presque, comment dire, fidèles, comme des histoires d’amours qui commenceraient juste par ça, par rien, par la fidélité.
Elle observe attentivement, avec un émoi grandissant, les visiteurs qui la visitent. Leur nombre est suffisamment raisonnable, elle peut les reconnaître, les recenser. Elle pourrait faire l’appel. Elle va commenter aussi les autres blogs, comme au temps des salons sous le second empire, elle parcourt ses amis. Toujours, elle laisse des mots, gentils, pudiques, sensibles, elle remercie les autres d’exister, même loin, même ailleurs, même ténus comme des noms d’oiseaux improbables. Ils la remercient, un compliment de sa part, elle qui a tant de sensibilité, c’est un beau cadeau.
C’est une fête permanence de découvertes. Tout le monde découvre tout le monde, et se félicite de se déballer tels des cadeaux, tous plus sensibles les uns que les autres. Elle dit, elle pense, en plaisantant : la concurrence est rude ! Elle fréquente leur quartier, assidûment, fidèle au poste, avec ardeur, mais sait se faire discrète, en dire peu, elle aurait tant à dire, mais elle se fait silencieuse comme si elle avait un trésor ou une malédiction connue d’elle seule.
Ils vont, ils viennent. Certains se font rares. Elle est la plus fidèle de tous, c’est à dire, que les autres, peut-être, sont moins fidèles, en comparaison. Quand ils reviennent, elle leur dit d’un ton doux-amer : vous revoilà, tenez. Vous n’étiez pas venu, j’ai pu voir, depuis un moment ! Elle est indulgente, magnanime, elle sourit, elle comprend. Puis ils viennent encore, et leur dit d’un ton amer, doux aussi, un peu, merci d’être revenu, il ne fallait pas, puis elle plaisante, ne vous forcez pas quand même, moi je ne vaux pas grand chose, je suis dans mon coin, ignorée, mais je m’y sens chez moi, dans cette ombre, je la mérite, sans doute, je ne suis pas de la tribu solaire ; ce n’est pas important tout ça, c’est juste un cirque, chacun fait bien ce qui lui plaît, et lit qui il veut lire.
C’est sûr, elle n’a pas leur talent, à tous les autres, qui s’interpellent, s’apostrophent, avec tant de facilité et d’humour, avec tant de brio, elle, c’est une créature du néant, une mère au foyer – il en faut bien ! - elle est fille de la nuit et de l’oubli ; mais qu’importe. Ils se font des symboles complices, se jettent dans les bras l’un à l’autre, avec de comiques effusions. Elle, elle est comme elle est. Elle parle de l’hiver revenu. Elle observe les visiteurs, s’attristent de ceux qui ne reviennent pas, qui, pourtant, ont expressément mentionné sa belle sensibilité, chez elle, en son temps. Elle se demande pourquoi ils reviennent de loin en loin. Ils ont exagéré leur enthousiasme, sans doute, ou n’étaient pas sincères, ils ont parlé sans savoir, ils se sont emballés, ils ont eu leur toquade un soir, ces individus lointains, si ténus, si peu denses. Un peu immatures, inconséquents ; des enfants. Elles parlent des saisons, qui s’en vont qui reviennent, puis elle parle surtout des autres qui s’en vont, qui reviennent.
Les autres entre eux rient de plus belle. Ils se pensent dans un banquet païen, sans doute, elle, elle est consignée, seule, à la table des enfants, loin de la fête, et trépigne. Elle se tait. Pourquoi parler ? Pourquoi se plaindre ? Qu’ils rient. Ils verront bien, un jour. Ils comprendront, le vide du monde. Ils pleureront, mais ce sera trop tard. Elle dépose un gentil mot, un peu amer, et reste devant son écran, à attendre par email la réponse à son commentaire, elle clique sur rafraîchir, machinalement, elle clique encore, désespérément, mais rien, elle continue à lire d’autres espaces roses et noirs, laisse un mot, encore, et attend ; elle attend des récoltes fraternelles de ses mots semés chez les autres. Mais ils sont absents, les autres, ils se taisent, ou l’ignorent, ou, peu assidus, s’occupent à autre chose que de répondre. Ce sont des gens de peu de réalité. Ou, vaniteux, ils n’ont que faire des autres, ils s’en moquent, de leur humble existence, de leur sensibilité. Ils ont leur vie pour eux, leur vie égoïste, leur corps bourgeonnant autour de leur nombril, leurs aventures superficielles, leurs histoires en toc qu’ils racontent, grotesques, pour amuser la galerie, qui s’amuse, comme une galerie, une galerie de l’évolution, sans doute, avec des squelettes de singe ; voilà ce qu’ils sont, des singes, des petits macaques avec leur blog ricanant ; ils se tripotent, et se nourrissent de poux. Ils se pensent amis, ils se font des serments risibles, mais ils ne sont rien. Rien. Elle clique sur le bouton rafraîchir, mais toujours pas de réponse, un nouveau mail, frisson, mais c’est une publicité de la Redoute, elle l’efface, dépitée ; elle a semé, pourtant, avec sincérité, avec sensibilité, humblement, et cette récolte a la vanité, le culot, d’être stérile. Elle est comme flouée. Comme trahie.
Les masques tombent, sans doute. Son écran est vide. Elle s’en serait doutée. Elle a eu tort, sans doute, d’espérer. Quelle comédie. Il n’y a pas de miracle, jamais. Elle a parlé des fleurs et des saisons. Elle aurait donné un bras, pour les autres. Eux, avec leur minable délire sur un monde à refaire, leur pinailleries sur les gouvernements, alors qu’ils sont incapables de voir la solitude noire quand elle passe, avec toutes ces saletés numériques qui leur bouchent les yeux, ces porcs vautrés dans leur fange de synthèse.
Elle parle dans un billet de sa tristesse, de son profond abandon. Elle lance sa petite bouteille à la mer, abominable mer où elle reste irréductiblement immergée pourtant, et aussitôt, à peine publié, elle rafraîchit encore sa boite à lettres. Son écran scintille, c’est un dîner aux chandelles hystériques, elle seule, en tête à tête, face au mutisme effroyable du monde. Elle veut les insulter, leur dire qu’ils ne sont rien, tous, elle voudrait les traiter de sales petits cons, pour qu’ils réagissent au moins, elle les regarde du haut du fond de son trou, elle les maudit comme un prédicateur à la veille de l’Apocalypse ; ils sont tous, et elle est seule, mais ils seront tous engloutis dans leur château de cartes, dans leur torrent d’orgueil.
Vous n’êtes pas sincères, leur dit-elle, l’index pointé vers l’écran, vous êtes des menteurs, des menteurs prétentieux, des hypocrites, vous vous aimez, mais vous ne vous aimez pas, et nous vous haïssons tous, moi et mes tourments, dit-elle, et ils répondent, bêtement compréhensifs ; je comprends ce que tu vis, il faut savoir passer à autre chose, tu sais, tes mots sont durs mais ils sont vrais, sans doute, disent-il, et je respecte ta douleur, et ils expriment ton mal être avec toujours autant de sensibilité. Quelle bande de clowns. Elle répond, touchée, quand même, aussi douce que son sermon était âpre, merci mille fois pour ta gentillesse que je ne mérite pas et qui me touche vraiment du fond du coeur. Si les autres pouvaient comprendre, eux. Mais ils ne le peuvent pas. Mais peut-être, que toi, le peux-tu, tu es différent, sois à la hauteur.
Elle regarde les visites, et ils sont partis, les autres, mais toujours là, voilà, en fait, ils viennent voir si la folle a pété les plombs, ils observent, curieux, voyeurs, vicieux, pervers, vautours, ils viennent voir ce qu’elle a encore raconté comme connerie, la folle, la vieille folle, celle qui déblatère toute seule sur internet, qui se répand, qui se disloque, ils viennent se repaître et rire de sa misère, et se payer une bonne tranche de rigolade.
Ils me disent, tu attends peut-être trop d’un tel carnet sur le web ; eux c’est sûr, ces monticules de médiocrité, ces morceaux de saindoux gentils, ils n’attendent rien, aucune exigence, aucune honnêteté, aucune rigueur ; ils sont aussi sensibles que les côtes de porc qui se décomposent, glaciales, les unes sur les autres, dans mon frigo pour le repas de ce soir. Ils ne pensent qu’à leur petite gloriole grotesque, leur petit style de branleur. Leur nombril gluant, suintant de leur semence auto-attendrie. Ils m’ont abandonnée. Ils m’ont menti. Ils m’ont trahie.
Elle déteste cet univers tout entier, intégralement, tout est hypocrite, corrompu, les avatars sont les horribles masques du mensonge. Elle voudrait bien le détruire, ce monde, le broyer, le pulvériser, ce nid de lâches. Un soir, comme on tire la chasse, elle détruit son blog. Elle le lance dans le néant, et avec lui, ses ramifications, ses liens tissés vers le reste ; le reste, tout vient avec. Chalut prodigieux rejeté à la mer, ses poissons asphyxiés - la chute entraîne tout, les rires, les symboles, les histoires étranges, les photos de famille, et ça s’évanouit, d’un seul coup. Il ne reste plus rien.