Près de la machine à café, on a rangé un type qui est là, toute la journée, à touiller son café. Ça aurait pu être moi, sauf que c’est lui. Pas de chance pour lui. On l’a posé ici, j’imagine, pour faire le figurant dans ma vie. Il porte des lunettes, elles sont très carrées, et grandes, il a aussi de grandes oreilles. Je n’ai rien contre les grandes oreilles, honnêtement, c’est juste qu’il est là, un peu vouté avec des grandes oreilles, son petit duvet de moustache, à touiller son café.
Quand j’arrive, il me regarde les lèvres pincées, absent, muet, un vrai sphinx, il doit peut-être m’en vouloir terriblement de figurer comme ça, dans ma vie, il aurait préféré la vie de Brad Pitt, peut-être, à touiller des mojitos dans des palaces, avec non pas une petite touillette transparente mais un grand bâtonnet vert surmonté d’un cocotier copacabana. Il faudrait que je lui dise, on verra à Noël, désolé mon gars, c’est pas moi qui décide, pour tout ça, moi de montrer du nez les murs préfabriqués.
La machine à café est souvent en panne. Par exemple, il n’y a plus de gobelet. J’entends le cliquetis familier du gobelet qui tombe, sauf qu’il ne tombe pas. Quand ce triste événement se produit, je sais que j’ai perdu mon argent, alors je m’accroupis et je regarde rageusement, avec intensité, le poing serré, le café tomber directement dans l’évacuation, je profite tout de même, à fond, du petit bruit de torréfaction discount, du bip satisfait qui indique « boisson préparée », et puis rien, moi de partir d'un rire sardonique avec mon nez aquilin. Et je médite un peu sur le temps qui passe.
Je dis, à l’usage de mon ange-gardien, j’espère que cette satané machine n’est pas en panne ! Il lâche - autant que faire se peut avec des lèvres pincées, un petit sourire pincé. Il doit me maudire de me constater juste là, figurant dans sa vie de touilleur ; c’est peut-être un bouddhiste du café, il est juste à trente secondes du nirvana quand soudain je surgis, je casse tout, systématiquement, en hasardant d’un ton faussement détaché d’ours puant dans un salon de lingerie : j’espère que cette satané de machine à café n’est pas en panne.
Parfois, je songe à modifier mon apostrophe : j’espère que cette saloperie de machine à café n’est pas en panne. Je le scrute, pour voir sa réaction. Il touille toujours son gobelet, vide, le regard opaque derrière ses grandes lunettes. Il se dit dans son crâne, celui qui se trouve coincé entre ses deux grandes oreilles, je ne ferai pas ça toute ma vie. Puis plus tard, je continue : j’espère que cette saloperie de merde de machine à café pour les connards n’est pas en panne. Je m’approche de lui, je susurre entre les dents serrées : ...pour les connards. J’ai bien dit pour les connards. Il ne dit rien, il vient de jeter son gobelet, il continue de touiller l’air avec la petite spatule translucide qui me fait penser à une aire d’autoroute.
Un jour j’arrive, il est là à attendre les mains dans les poches, le regard perdu au loin dans le vague, comme s'il se prenait pour Arthur Rimbaud, je suis sur le point de dire : j’espère que cette machine à café pour les sous-hommes aux grandes oreilles qui sucent des sorbets à la merde de chien crevé n’est pas en panne, mais je me tais. Je prends mon café. Je le touille, et je ne quitte pas le réduit où ronronnent les distributeurs de boissons et de petits gâteaux, je reste un instant là, les yeux baissés. Toujours les mains dans les poches, il dit comme ça, pour rien, pour lui : ça, c’est vraiment du café pour les types impuissants. Puis il s’en va. Je reste planté avec mon café. Je ne sais pas, je le touille, je pourrais touiller des gens aussi, des tas de gens dans mon petit gobelet qui crient, implorent : non ne me touille pas maître de l’univers ! Hin hin, c’est comme ça, c’est moi qui décide, gens, tiens je te touille ça t’apprendra.
Puis je lui cours après, furieux : Non ! Non ! Non ! Alors là vraiment je ne suis pas impuissant, pas du tout, et je peux te le prouver quand tu veux, alors là, je trépigne, je pleure presque, mais il a disparu.
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