Le weekend, c’était le retour du bonhomme doigt. Le bonhomme doigt, et les petites voitures.
Le bonhomme doigt regarde passer la petite voiture de Kéké, il s’extasie car elle va très vite, puis la voiture fait demi tour, et passe encore devant le bonhomme doigt qui s’extasie car elle va très vite, je baille, puis elle fait demi tour encore et passe devant le bonhomme doigt. Les enfants aiment l’humour à répétition, mais en fait, pas vraiment l’humour, surtout la répétition.
Z. m’interpelle : et si on allait au Parc ? Je lui répond, poussant un énorme soupir d’ennui : « Oh non, franchement, s’il te plaît, je viens de faire le bonhomme doigt toute la journée, je suis éclaté ! »
Là, Kéké me regarde attentivement, il dit, avec un grand sérieux : « mais papa, c’est bien de faire le bonhomme doigt. »
Je ne sais pas trop s’il me corrige ou m’informe, ou s’il m’interroge. Il regarde sa main, alors, son propre bonhomme doigt, il le toise avec étonnement. Il se demande peut-être si c’est nul, de faire le bonhomme doigt. Je le découvre d’un coup, il a vite grandi, il a trois ans, dans quelques jours. Hier, ce matin, tout à l’heure, il pesait cinq grammes, je le portais avec embarras, il était blanc et rouge comme un filet mignon juste tranché.
Aussitôt, le voyant silencieux, et ne sachant pas comment interpréter son silence, s’il est déçu, je panique : je l’imagine adulte, tenant un blog, en prison, un blog nommé « ce père qui ne m’a jamais aimé », où il raconterait chaque jour comme il fut rejeté par cet homme, le Père, ennuyé, froid, indifférent, bayant aux corneilles, et son vain cri d’amour dans la nuit, tel Guillaume Depardieu, tourmenté, boitant, emporté par la maladie, et moi me tenant ma propre main dans un désespoir sans fin : j’aurais dû faire le bonhomme doigt ! C’était si facile ! J’avais tout à portée de main ! Les doigts ! Le bonhomme !
Aussitôt, je produis un démenti pour Kéké, très sérieusement, je prends la voix qu’ont les pères dans les feuilletons de France Trois, posée, responsable, comme si j’avais cinq enfants à côté façon famille d’accueil, je dis : Kéké, j’adore faire le bonhomme doigt. Pause psychologique. Le bonhomme doigt, c’est le plus beau jour de ma vie. Je sors de ma veste des photos de mes vacances à Leningrad : regarde, Kéké, ça c’est moi en vacances, à Leningrad, avec le bonhomme doigt. Je montre mon alliance, sur ma main gauche : regarde, ça c’est le pacte de l’alliance de l’homme et du bonhomme doigt. Ils sont ensemble pour l’éternité.
Dans le métro, ce matin, j’y pense. Il n’y a pas grand-chose à faire. Ça tourne en boucle. Alors, je remue, une fesse, puis l’autre, comme assis sur un hérisson. Je retourne l’idée dans tous les sens. Peut-être devrais-je lui offrir une paire de gants, pour son anniversaire, il comprendrait que j’aime et je protège les bonshommes doigts du monde entier ?
Demain, je me dis, c’est le onze novembre, c’est un jour férié. Je serai à la maison toute la journée. Méditant toujours, je poursuis, solennellement : main, demain, souviens-toi, les poilus, les tranchés, le chemin des Dames, les millions de bonshommes doigt tombés pour la France dans la froidure et la mitraille, loin de chez eux ; pour eux, ma main, tu tendras le majeur et l’index, et tu monteras sur la cuisse pour aller au sommet de la montagne, et regarder l’horizon plein de petites voitures, et tu recommenceras cent fois sans te plaindre. Sans bailler. Bonhomme doigt, pour toi, demain, ce n’est pas un jour férié.
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