Parfois, c’est le silence, chacun tape sur son clavier, il me semble que l’on s’endort au bord de l’eau en écoutant une douce fontaine qui ruisselle sur les galets, sauf que non. Quand on se lève de la chaise, on passe derrière des écrans, le collègue cache rapidement le site rempli de publicités sur les casinos gratuits et les sexes point com pour contempler un fichier Word vide, avec un curseur qui clignote au début de la page.
Le collègue dit : c’est dur, la documentation, je n’ai pas d’idée, je tape depuis une heure, mais là je viens de tout effacer, j’étais vraiment pas satisfait de mon travail, que je suis intransigeant envers moi-même, du passé faisons table rase. Une fenêtre de chat apparaît alors, kikoo ça va tomate75, puis une autre qui surgit d’en haut en vibrant, le service « copain en ligne » qui déclenche son alerte dans la barre des tâches. L’opérateur, déglutissant, ferme, l’air détaché toutes ses fenêtres impromptues, une à une, puis éteint l’écran, tout d’un coup, il dit : je sais pas ce que j’ai, je suis complètement fou peut-être, des fois j’éteins l’écran comme ça, hop, en plein travail. Et l’ordinateur aussi, hop, il donne un grand coup de pied dedans, la machine bascule, produit un bruit de taule en se renversant, je suis complètement fou, dit-il, je ne sais pas ce qui me prend. Puis il se croise les bras à côté de son poste disloqué.
Le plafond est parcouru de canalisations, on entend un bruit permanent, une sorte d’immense ventre qui gargouille ; je regarde par la fenêtre du soupirail, je me dis que c’est nous que l’on digère, là, comme des chips, dans le grand estomac souterrain. Parfois le gargouillement devient trop intense, nous haussons les yeux, curieux, la climatisation casse, et un filet d’eau coule entre nos écrans. C’est embêtant. Nous nous levons, l’eau qui surgit du plafond, c’est la folle sauvagerie de la nature faisant irruption, atroce, il ne manque plus que des loups entrent par le soupirail ou que les ficus se métamorphosent en plantes carnivores, sautillent dans leur pot pour venir nous manger. On se cache tous derrière le chef : chef, protégez-nous.
On se raisonne. C’est juste de l’eau qui coule du plafond, après tout. Ça arrive. Quelqu’un dit : il faut faire quelque chose. J’ai lu dans un forum qu’il y a quelques années, aux Etats-Unis, de l’eau s’est mise à couler d’un plafond, et que tous les gens sont morts noyés dans la pièce, dans d'horribles souffrances. Ils envoyaient des textos, le nez contre le plafond, dans la salle presque inondée : je t’aime maman. Un autre ajoute : peut-être qu’ils étaient occupés à jouer à WoW, ils n’ont pas vu le temps passer, ils se sont dit : ok, l’eau coule du plafond, ok, on évacue, mais je termine juste la partie, juste, juste une petite minute, attends, je ramasse le sac de pièces d’or, attends, je, et paf, noyés. Mais ça arrive.
Il parait encore qu’en Corée, un type est resté un mois à jouer à Starcraft sans boire ni manger, dans son propre bureau, et que personne ne s’en est aperçu ; on lui disait bonjour, bonsoir, il décomposait à vue d’œil, à son poste, dans l’horrible souffrance de la mort, et les autres, tiens déjà au bureau, matinal en ce moment ; tiens encore là, bon courage à demain, quel courage Hakiko quelle abnégation, et en fait on s’est rendu compte qu’il était mort quand son chef a reçu un coup de fil avec une voix surnaturelle qui disait : je suis l’esprit du réseau mondial, et votre collègue en face de vous est mort, je corresponds avec lui par le chat de l’au-delà, son âme est coincée dans un proxy magnétique, et quelqu’un l’a poussé pour voir, ho hé, ça va Hakiko ? et il est tombé en poussière, immédiatement, par combustion spontané. Chez lui, il n’y avait étrangement plus aucun meuble, l’appartement était vide, avec juste une inscription sur le papier toilette : UFO was here.
Le technicien de la climatisation arrive. Que se passe-t-il messieurs ? La climatisation est en panne dit le chef. De l’eau coule du plafond, ajoute avec zèle Lalanne, un collègue caché derrière lui, désignant le jet tombant s'écoulant paisiblement, entre nos écrans. C’est une vraie petite fontaine qui ruisselle, cette fois, le doux clapotis de l’eau. L’envie me prend de m’allonger sur la moquette grise et de siffloter, de faire la sieste. Peut-être faire des ricochet sur l'eau qui monte, avec de vieilles disquettes. Tu imagines dit Kevin un stagiaire, si c’était les canalisations des toilettes qui avait lâché, puis palissant : on aurait été noyé par... par notre propre merde, conclut-t-il, frissonant. Terrible ! Chacun se regarde la bouche ouverte, subjugué par cette hypothèse baroque.
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