(Marie-Georges m'a tagué, j'essaye de terminer ce foutu billet depuis samedi !)
En culture, comme en médecine, il y a les généralistes, et les spécialistes. Il y a les professeurs d'université, et les médecins de campagne. Moi j'ai la culture généraliste, et de campagne. Je me ballade avec ma petite mallette de savoir, l'air bonhomme, comme si je disais à la maman inquiète, désignant l'enfant verdâtre avec des pustules sur tout le corps : c'est un rhume ! Un bon grog, et ça ira mieux.
Généraliste, c'est à dire que je sais des tas de choses dans des tas de domaines, mais finalement, rien en profondeur. C'est très pratique pour gagner au Trivial Pursuit : je gagne tout le temps. Par contre, quand je dois soutenir une discussion avec un personnage spécialiste, un qui est dans le dur, au fond du puits et qui creuse encore, ça fait illusion un moment, tout va bien. J'écoute, je fais : mmmh mmmh, l'air absorbé, l'air d'avoir tellement d'éléments et de données dans mon cerveau que le temps de calcul pour accoucher d'une réponse est extravagant. Je me tais, plissant les yeux. Puis je feins de m'évanouir, je tombe en arrière, d'un coup. C'est une bonne diversion. On croit que je fais un malaise. Je ne suis pas démasqué. Et je continue ma tournée de vie, ma mallette à la main, bonhomme.
Quand j'étais étudiant, cette pratique des choses était exaltante. Je me prenais pour un Pic de la Mirandole. Je voulais "éclater les carcans", déchirer les chemises intellectuelles, tel un Hulk encyclopédiste. Mais le temps ayant passé, j'ai l'impression que ma culture s'est affaissée comme une opulente poitrine siliconée.
Voici donc, il faut faire semblant de se vilipender en quelques thèmes :
Théâtre : Il y a longtemps, j'ai été sollicité par des étudiants en théâtre, pour une sorte de mission obscure, factotum, ou joueur de fifre, preneur de notes, cameraman sans appareil, figurant hors-scène. L'étudiante en maîtrise qui m'avait contacté était si sérieuse, j'avais l'impression que ses parents avaient souhaité faire, avec elle, un enfant d'art et d'essai, ou prendre un risque, ou se mettre en danger, comme des Brad Pitt, car ils "n'avaient pas de plan de carrière". Cette fille sophistiquée était l'opposé exact du coussin péteur, l'opposé exact de moi. Écrivant ceci, je me trouve, par syllogisme, assimilé au coussin péteur, image que je réfute aussitôt, bien sûr.
Dans un entrepôt, parmi des étudiants déguisés en bleus de travail, sérieux, mais libres tout de même, elle donnait des consignes à une comédienne. "Traverse la pièce". Après, elle réfléchissait, corrigeait : "Traverse la pièce, mais imagine que tu as un mouchoir d'immobilité dans ta poche." Elle concluait ensuite que c'était très intéressant, et que tout le monde progressait.
Elle m'a raccompagné un soir, et dans une langue étrange - je crois qu'elle utilisait un dialecte qui se nomme le "Marguerite Duras" - elle me dit à propos de mon prénom, en signe de connivence : "Ah, oui. Comme Poquelin...". Je ne sais pas ce qui m'a prit, peut-être pour voir si un lien d'humour était possible entre nous, j'ai répondu avec la vivacité d'esprit d'un steak : "Oui, comme les grues Poclain, je connais. Les chantiers." Puis j'ai gardé une expression de bovin angélique, elle, celle du taxi opaque dans la nuit du destin, et nous ne nous sommes plus jamais revus.
(La pièce, une fois montée, fut très belle, selon des proches).
Cinéma : A Lyon, j'ai travaillé dans un cinéma, au CNP des Terreaux. Mon épouse était à la caisse, et moi, en vigile. C'était une période bénie ! J'étais aussi crédible en vigile que Sébastien Chabal dans un ballet de Micheline Pietragalla, c'était comique. Je m'approchais de ma compagne, dans les couloirs noirs et feutrés, et tandis qu'elle, Juliette dans son balcon à L'hygiaphone, comptait les sous, sa perpétuelle goûte au nez (du fait des courants d'air), moi je murmurais, des milliers de coupons déchirés à la main : "Ces tickets, je les ai déchirés pour toi, tous, les tarifs réduits, les tarifs chômeurs, les pleins tarifs". Elle me répondait, la voix métallisée par le transistor de la cabine : "Oh !"
Cet emploi offrait un avantage : nous avions le cinéma à l'oeil. Parfois, le dimanche, nous enchaînions 5 films. Nous avions la tête éclatée en rentrant, et la nuit était pleine de voix amplifiées et de lueurs. Le jour de l'An, ou à Noël, nous fermions la boutique, la neige tombait, nous saluions les gens seuls, venus peupler leur non-fête par des films afghans.
Sinon, puisqu'on parle de l'inculture, même s'il est d'usage de souligner en filigrane que l'on est "cultivé quand même", je reprends le sujet par les cornes et je garde le cap : j'ai beaucoup aimé Amélie Poulain (et Titanic, aussi).
Je me souviens d'une collègue, discrète parisienne parmi la peuplade souterraine du métro, qui avait vu Amélie le jour de sa sortie. Elle m'a dit, subjuguée, retournée : "J'ai fait une découverte, va voir le film de Jeunet, mine de rien, c'est une perle dans toute cette morosité, une vraie fraîcheur, etc." Ayant vu les "Delicatessen", "machins des enfants perdus", je m'y suis précipité. J'ai, moi aussi, "adoré". Six mois plus tard, tandis qu'Amélie passait à l'Elysée, que Bernadette Chirac envisageait sérieusement la coupe brune au carré, que Raffarin inventait la "positive Amélie attitude", que, dans les publicités, des filles brunes toutes mignonnes oeuvraient pour leur propre bonheur en mangeant des gentils yaourts, ou contractaient de primesautières assurances-vie, la même collègue leva les yeux aux ciel à l'évocation de ce film, répétant : "Que ce film est mièvre ! Que ce film est mièvre ! Ne m'en parlez pas ! Une purge."
(A suivre !)
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