samedi 23 février 2008

Les tortues de mer

Avant de nous endormir, avec Kéké, nous lisons le grand livre de la mer. Il y a des baleines, des requins marteaux. Il y a d’adorables bébés phoques, avec leur grands yeux humides, comme dans les mangas. Qu’ils sont mignons, une tête adorable, on n’a vraiment pas envie de les exterminer. Par contre, les araignées de mer, avec leur multiples et interminables pattes orange, leur tête hérissée, ne sont pas de bonnes clientes. Sur les grandes affiches dans le métro, j’imagine : protégeons les araignées de mer, oh non, pitié, faites quelque chose, tuez-les toutes.

Au passage des tortues de mer, je reste saisi. J’ai une illumination. Je vais faire fortune à Hollywood, je le sais à présent, j’ai une idée de scénario.

Kéké montre du doigt la grande tortue qui s’en va, c’est la maman. Moi, je me vois travailler dans un restaurant californien, avec des mamies serveuses qui n’ont pas assez cotisé, avec des mexicains taiseux, puis je vais taper à la porte de Britney Spears, mon script sous le bras. Elle va dire, oh, j’adore les tortues de mer, elles sont si pittoresques, je vais produire votre film. On boira comme des trous, et on se rasera les cheveux.

L’épisode, à cette page, se déroule en deux temps : sur la première image, on voit une grosse tortue regagner l’océan, laissant derrière elle des centaines d’œufs, dans un trou. Sur la seconde, les œufs ont éclôt, et une ribambelle de minuscules tortues sortent du nid, se dirigent à leur tour vers les vagues, leur maison, leur univers. J’avais vu un reportage terrible, il y a fort longtemps, une nuit d’insomnie, sur les tortues de mer. Tout de suite, leur histoire impitoyable est venue se confondre aux images enfantines. Pas de problème de crèche, pas d’oedipe, pas d’éducation civique… les tortues pondent leur trois-cent avortons d’un coup, déguerpissent aussitôt ; les petits naissent, la plupart se font dévorer par des oiseaux avant de connaître l’écume, ceux qui pénètrent l’eau se font à leur tour manger par des poissons ; les survivants, club très fermé, vieillissent, grossissent, placides vétérans de l’existence. Quel désastre. Il faudrait légiférer.

Je suis perdu dans ces pensées sombres, Kéké me secoue pour que je poursuive. J’explique alors une version acceptable, à l’heure où la nuit nous a enveloppés, une histoire de cabanes dans le sable, puis une grande ballade, plein de frères, plein de sœurs. Je reste neutre, je prends l’intonation France Info.

En tout cas, j’ai un scénario de film. Ca s’appellerait « les tortues de mer ». A moi les motels, à moi le café fadasse, la route 66, les sacs de course en papier marron ; les films suivant, on verrait sur l’affiche : « l’attaque des camions poubelles », par le scénariste des « tortues de mer ». Toute l’histoire se déroulerait du point de vue d’un bébé tortue. Il naîtrait, sur la plage, il y aurait toute sorte de bébés tortues : le bébé tortue obèse, le bébé tortue intellectuel avec des lunettes, le bébé tortue gay, le bébé tortue noir qui aurait une aventure avec une bébé tortue (noire également), le bébé tortue irakien, le bébé tortue hispanique mais honnête quand même, qui veut gagner le respect. Au début, il y aurait une chorégraphie, avec des voix d’acteurs très connus (dans la version française, Alain Chabat et Lorie, évidemment). Puis viendrait le temps pour les jeunes tortues de regagner la mer ; là, un carnage, une hécatombe. La tortue gay meurt en premier. Puis des vautours, des mouettes communistes, des tigres de mer ; quelques iguanes rendus fous d’avoir mangé du pétrole de taliban. Gros plan sur le corail dévasté par les pétroliers, au passage, il faut protéger la planète que nous léguerons à nos enfants.

Un des bébés tortues dirait : j’ai la volonté de m’en sortir, car si tu crois en tes rêves, tu peux arriver à les réaliser. On pourrait imaginer un mélange entre plusieurs histoires, par exemple, les bébés tortues regagnent la mer pendant le débarquement allié. Steven Spielberg filmerait. D’un côté, les tigres, les loups, les pêcheurs cruels, de l’autre le pilonnage de l’artillerie allemande, les tirs de mortiers, les grenades, les mines ; les bébés tortues rampent entre les barbelés pour rejoindre la mer, poursuivant péniblement leur naissance interminable, croisant des soldats essoufflés, en sens inverse.

J’y repensais, dans le métro, ce matin. Ces choses sortant de leur œuf, sans mode d’emploi du monde, quel instinct incroyable les pousse vers la mer ? Pourquoi ne vont-elles pas en direction du parking ?

Ils vont rejoindre leur maman, les bébés tortues ? Oui, certainement, je réponds. Alors, ils vont téter ? Euh, non, il vont manger un grand gâteau de plancton, certainement.

Nous tournons la page, laissant les tortues à leur primitif périple. Après, c’est plus paisible, les crustacés, on voit des bigorneaux, des bulots. Ils ont une sympathique bouille d’escargot, avec leurs yeux amusants, épinglés sur d’espiègles antennes ; oh c’est joli, dit Kéké en souriant, ils jouent ? Oui. Le papa, oui, la maman, oui, les bébés escargots, oui, dis-je, toute la famille ; puis il conclue : on les mange !

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...