En coulisse, notre cœur bat vite, c’est idiot. Nous sommes en jeans, embarrassés de la sueur des objets lourds à porter, et là il nous faut faire semblant, comme au temps des cabanes. Devant nous, Orlofsky, silencieux, absorbé, marche doucement, très froid, de long en large. Il a l’air déterminé, comme un gentilhomme blafard avant un duel. Le répétiteur en guise d’orchestre saute à pieds joints sur le clavier et soudain, une voix retentit : Mesdames et messieurs… ! Voyant nos faces de poulets en batterie perdre jusqu’à leur pâleur, Orlofsky s’interrompt une fraction de seconde avant son entrée, il nous murmure avec un clin d’œil malicieux : « Allez, en scène messieurs ! » avant d’aller se perdre dans la lumière… La voix lointaine conclue : Voici le prince Orlofsky !
Somptueusement, légèrement, négligemment, Orlofsky ouvre les vastes battants ; derrière, tentant de le suivre, nous nous percutons, Boche et moi. Le prince entame son air et descend lentement l’immense escalier fait de cercles concentriques. Nous n’apparaissons pas. Puis reprenant nos esprits, nous surgissons, et suivons le mouvement. Cet escalier, pendant des jours nous l’avons monté, et à présent, nous le descendons. La lumière est aveuglante, imaginez un entretien d’embauche avec des centaines de recruteurs vous montrant du doigt. Imaginez l’arrivée triomphante des nouilles dans le micro-onde. Une grimace plaquée sur le visage, nous tentons de prendre l’air farouche, c’est la consigne, mais gardons les yeux clos et humides, comme au réveil lorsqu’on ouvre les volets sur un été furieux.
De chaque côté du seuil, nous nous déployons : l’objectif est le milieu de l’escalier. Je m’aperçois que j’ai compté une marche de plus : je suis trop bas. Discrètement, je tente de remonter une marche, tandis que de son côté, Boche voulant corriger mon erreur, en descend une. Je comprends son mouvement, et je descends une marche, pendant que Boche, qui constate le malentendu, remonte d’une marche. La synchronisation est difficile, nous trépignons un moment entre deux paliers. Le metteur en scène remue la tête, affligé. Rien n’est en place, à la veille de la générale. Il se dit qu’une fuite en Uruguay ou un suicide collectif sont peut-être des alternatives très honorables.
Immobiles et raides, nous sommes en faction ; nous avons connu nos quelques secondes de mouvement sur scène, et là, nous avons le temps. Il nous faut rester trois quart d’heures les bras croisés, tandis que les intrigues et les quiproquos se nouent avec des gestes grandiloquents, des galipettes sur le canapé, des peaux de bananes, des placards farcis d’amants moustachus, au loin sur la scène. Habitués enfin à la lumière, nous observons, toujours farouches et les bras croisés. Les choristes, désœuvrés, plantés comme nous, nous dévisagent, moqueurs ou attendris. Toute une troupe de gens sans costume, aristocrates en survêtement, comtesses en sandale s’amusent à être leur propre poupée Barbie. Certaines grisettes, pour rire, gloussent, nous font des signes obscènes. Toujours un verre en plastique à la main, quelques uns abordent leur rôle de silhouettes avec une louable conviction, et s’élancent dans des conversations muettes sans queue ni tête, espérant se faire remarquer. Des habitués sans illusions discutent véritablement. Avec un air très emprunté qui sied à la situation, ils échangent des recettes, des opinions sur des films, parlent des bonnes affaires, pour passer le temps. D’autres s’amusent en tenant très dignement des propos des plus pornographiques.
Au bout de trois quart d’heure, voyant que personne n’est en place, le metteur en scène pique une colère contre nous : Les gardes russes ! Un peu de prestance bon sang ! Le temps passant, nous nous sommes en effet avachis, et bossus, appuyé contre le mur, une épaule plus basse que l’autre nous sommes comme vidés de substance. La répétition s’interrompt, nous restons quelques secondes figés. Le prince, par ironie ? par délicatesse ? vient nous féliciter. Il nous serre la main, et lance : bravo je suis bien entouré !
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