J’étais avec kéké dans la cuisine ; tandis que j’essuyais de la vaisselle en rêvassant, lui jouait près de moi, faisant rouler des voitures sur une étagère. Il ne s’éloignait jamais de ses parents de plus de trois mètres. Nous l’appelions à ce sujet : petite glu. Lui même s’exclamait parfois : « Attendez moi ! Petite glu arrive ! » lorsque nous changions de pièce. Nous l’apercevions alors déménager ses quatre voitures prestement pour établir sa base près de nous. En enfer, tandis que je me ferai rôtir méchamment pour m’être trop complu dans les blogs, il sera là, à quelques pas, à faire rouler ses voitures sur une roche.
J’étais donc rêvassant quand j’aperçus son visage se crisper, devenir rouge. Distraitement, comme je le faisais depuis toujours, je lui dis : « Alors, on fait un petit caca ? ». Mais pour la première fois, il eut l’air gêné, il se cacha derrière l’étagère en répondant d’un air sévère : « Non ! ». Penaud, je m’excusais aussitôt, et je me tournais pour contempler le mur, mon assiette à la main. Il devenait pudique.
Mon fils et moi, nous avons une longue histoire de cacas derrière nous.
A la maternité, je me souviens de son premier caca. J’avais ouvert sa couche pour y découvrir une étrange bulle de pétrole. Je l’avais contemplée, fasciné : j’avais sous mes yeux le premier caca d’un être humain. Etrange nature. Qui peut se vanter de ça, en rentrant chez lui le soir ? Le premier caca d’un homme. Qui se souvient du sien ? C’est un petit caca pour l’homme, mais un grand caca pour l’humanité. Un être, soudain fécondé, se déploie au soleil comme un tournesol, et quelques temps plus tard, l’amarre coupé, il expulse la première récolte de ses tripes. Quand il essaiera de m’embobiner, méprisant ma musique de vieux que j’écouterai toujours, je pourrai lui répondre, impérial : moi, j’ai vu ton premier caca.
Plus tard, entre quatre et neuf mois, il eut des problèmes de constipation. Des cacas durs, plus gros que lui, tentaient de sortir sans délicatesse, comme d’affreux aliens. Il me regardait terrorisé, se demandant qu’est-ce que c’était que cette vie, avec ces choses qui sortent en vous transperçant : le caca, les dents, la morve, les ongles qui labourent le visage. Dans ces moments là, ne pouvant me retourner vers le service après vente de Dieu, je tentais juste d’être solidaire. Je lui tenais les mains, de grosses larmes coulaient de son visage paniqué, et je lui répétais, comme un obstétricien fécal : pousse ! pousse ! Mon épouse me prenait pour un original. Le caca sortait enfin. Nous étions délivrés. La vie se dégageait comme un vaste champs de blé ukrainien. Plus tard, quand il marchait à peine, vers un an, il venait parfois me chercher, dans ces moments douloureux, pour s’agripper à mes doigts comme au guidon d’un vélo, dans un col ardu.
Mais ce soir là, dans la cuisine, toutes ces choses commençaient à avoir vécu, sembla-t-il. Je soupirai, maudissant comme tout un chacun ce satané temps qui passe. Mais fatalement, il faut bien un jour s’en défaire, de cette intimité écrasante, dévorante : connaître les petits secrets des cacas, comme si je le connaissais par cœur, comme s’il était un automate que j’avais monté de mes mains ! Cette petite glu qui nous suivait partout ; les jours qui passent font tout sécher, et soudain le voilà qui se détache un peu.
mardi 5 février 2008
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