mercredi 26 mars 2008

Le gouffre en faïence de la Fatalité

J'ai depuis tout petit une habitude : je lis dans les cabinets. Il m'est arrivé par exemple de lire des nouvelles de chez filaplomb, des annuaires, des poètes, des journaux gratuits, des plans de Paris, des catalogues de la Redoute, etc.

Pour les annuaires, ce n'est pas une blague. J'installe leur froid volume sur mes genoux, je regarde les noms. J'imagine des histoires, je cherche des patronymes ridicules, comme Monsieur Connard, par exemple. Ou Jean Bonnot. Je me souviens de mon enfance insouciante, quand je composais le numéro de téléphone dégoté, pour dire : "Allo Monsieur Jean Bonnot ?...", avant de raccrocher, déjà, terrassé par le rire.

J'aime les pages jaunes, j'observe les publicités. Les concepteurs d'annonces pour les plombiers ajoutent tous une fausse croix manuscrite, dans leur encart, pour faire croire que le lecteur précédent (le mari ?) a coché le bottin au stylo bille, sûr de son choix. J'aime découvrir des métiers biscornus, méditer sur les annonces des thanatopracteurs ou des détectives privés.

J'aime y lire des plans de Paris. Avant, quand j'habitais Lyon, les noms des rues parisiennes me faisaient longuement rêver ; elles étaient chamarrées, cosmopolites ; télescopages d'Histoires, panache de nations : Rivoli, Bir-Hakeim, Ménilmontant, Rochechouart, Exelmans, Stalingrad. Un mélange de Monopoly et de polars, de Balzac et du commissaire Maigret. J'errais dans le labyrinthe des rues, avec l'index, enivré par la musique des voies. Là, à présent, j'ai du mal à ressusciter ce sentiment, quand je cherche sur internet l'adresse du Castorama le plus proche.

Les catalogues de la Redoute m'évoquent quant à eux des souvenirs émus, ces pages sans tempérance peuplées de créatures en porte-jarretelles, qui me chaviraient la tête, adolescent, et maintenant aussi, un peu, parfois. Je cherchais nerveusement la page de la lingerie fine, au printemps ou à l'hiver annoncé, et là, feuilles sombres, papier glacé, luxueux, brillants, bas rutilant sur les jambes alanguies plus longues que des versions latines, je devenais quasiment radioactif de désir douloureux, et d'espérance.

L'habitude de lire au cabinet étant prise depuis si longtemps, je suis incapable d'entrer dans les gogues sans chercher furieusement de la lecture, eussè-je la sensation d'être empalé à l'envers par un besoin impétueux. Dans les toilettes publiques, par exemple, quand je suis pris au dépourvu, je fouille mes poches, et je déchiffre n'importe quoi : ma carte orange, un ticket composté, un prospectus pour un livreur de pizza. Tout est intéressant : l'heure de poinçonnage, le sens cabalistique de mon numéro de carte orange, le nom de l'imprimeur et son "ne pas jeter sur la voie publique", le prix toujours en hausse de la pizza Margarita de base.

J'ai depuis quelques temps un téléphone portable fourni par mon travail, pour être dérangé le soir de Noël, tandis que Kéké déballe son quarante-troisième camion poubelle. Il m'arrive parfois de délaisser les poètes et le prêt-à-porter affriolant pour consulter mes messages électroniques, ou d'écrire dans twitter des informations sur moi, capitales et authentiques comme : "je fais caca".

Ce jour là, j'étais absolument en retard, mais il n'était pas question de me soustraire à cette tradition. Je pris donc mon téléphone par la main gauche, dans la folie de l'urgence, mon pantalon détaché ne tenant que par la droite, et je courus comme un pingouin en rut quand le printemps étend son blanc manteau sur la banquise. Parvenu enfin au trône pour y faire ma foire, dans ma rocambolesque démarche d'un Richard III débraillé, je lâchai l'appareil, mon emprise sur les choses occupée par ailleurs. Merveille de technologie miniaturisée, outil ultime d'une espèce humaine communicante, le petit pavé blanc, avec un trou sur le côté droit pour prendre des photographies, vint s'engouffrer directement au fond de la cuvette.

Horrifié, je plongeai immédiatement ma main au cœur de la faïence, pour sauver l'engin, tel Charon perdant les clefs de sa barque dans le Styx. Il était encore allumé. La tête de mon fils en fond d'écran brillait toujours : avec ses lunettes de soleil en plastique sur le front, il dévisageait l'imbécile fini que j'étais. Pour me consoler, je me félicitai d'avoir perdu l'appareil avant l'irréparable, avant d'enfouir ma main parmi mes selles, ce qui aurait peut-être fait, cruels lecteurs, un billet plus réjouissant.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...