mercredi 19 septembre 2007

Ne pas voir Venise et mourir

Mon pédégé est à Venise. Un séminaire, avec les gens de la firme internationale qui a quasiment racheté mon travail. Ils parlent beaucoup, énormément, avec frénésie du nouveau site, parait-il. Voilà, c'est tout ce que je sais.

J'imagine ce grand séminaire, la cité des doges prise dans la brume, avec des fanatiques en noir et cravate, qui sautent partout comme des enfants en classe de neige. Les canaux, l'eau verdatre, les rues, des rats, des actionnaires qui tombent à l'eau à force de sauter partout. Mort à Venise, et le Nouveau site. Il parait qu'ils en sont obsédés, les pontes, les actionnaires, les dirigeants, les manitous. "Quand il y aura le nouveau site, ça va être une nouvelle ère ! Avec le Nouveau Site, on pourra même télécharger le messie ! Le Nouveau Site c'est un peu comme le monolithe noir dans 2001 l'odyssée de l'espace !"

Au dîner : "Alors, pédégé, il avance, ce Nouveau Site ? Miam, il est bon ce carpaccio, il a la saveur du Nouveau Site qui arrive bientôt !"

"Ting - ting - ting (sur le verre en cristal) ... (un actionnaire se lève). (Silence). Chers amis actionnaires, membres du conseil... Je voudrais porter aujourd'hui, dans cette superbe cité des toges, un toast en l'honneur du Nouveau Site qui sort le 15 octobre 2007 !"

Clameurs. Applaudissement. Cris de joie, cris de guerre. On monte sur les chaises. On tend les bras vers le ciel, cri à gorge déployé : "aaaarrr...gent !!"

La discussion se poursuit tout au long du repas. "Ah, il ne reste plus de viande de petit poussin ? (les actionnaires sont sans pitié et sans coeur). Rhoa, c'est décevant. J'espère que ça ne sera pas le cas du Nouveau Site."

Plus tard, c'est le dessert. Une femme nue arrive avec une immense pièce monté. Un ténor chante un air de La Callas, on lui demande s'il ne peut pas chanter Nain-boucot - Nabbucco ? L'Opéra ? - Ah le choeur, non c'est un choeur, un chanteur seul a du mal à chanter toutes les voix du choeur - ah ben un autre air de La Callas alors j'adore la Callas avec son maquillage on dirait une biche - mais c'est une femme c'est dur de chanter Carmen pour un ténor, et pourquoi pas Pavarotti ah j'adore son duo avec Bono, (Jean Bono ? Rires gras) en plus il est mort. Oh c'est triste. Oui c'est comme Jacques Martin. C'est sublime, l'opéra, c'est grand, c'est beau, c'est puissant, ça fait rêver, c'est comme le Nouveau Site." Les actionnaires se lèvent alors, se mettent à danser un Haka.

Nouveau Site, Nouveau Site, HA HA, Comme le golem de l'enfer, Nouveau site, Nouveau site, HA HA HA KA KA, Les concurrents vont périr jusqu'à la mort. HAKA HAKA COWABUNGA TORTUE NINJA.

"Allez pédégé, reprenez un petit coup de trou normand, ça vous donnera un peu de peps... allez un café, ça m'excite !! Comme le NS (le Nouveau Site)"

Les actionnaires ont beaucoup bu, certains, dans la nuit, sont en train de vomir dans les toilettes, d'autres font des déclarations d'amitié virile. "Beurk, mon vomi, j'espère que le NS (le Nouveau Site) ne ressemblera pas à ça."

"J'oublierai jamais comment tu m'a aidé à vomir, Richard, on est pote à la vie à la mort, croix de foie, croix de mer, croix de moi... croix de bière, notre amitié c'est pour l'infini, comme le Nouveau Site (le NS)."

La nuit, les actionnaires regagnent leur chambre d'hôtel. Pensifs, perdus, au coeur de la cité des loges, ils s'envoient des SMS pour tromper leur solitude : "je pens o NS, jesper kil sera b1").

Petit déjeuner, gueule de bois. "Regardez, le soleil se lève ! C'est comme le ..." Promenande dans la cité des sauges, le pont des soupirs, tous les actionnaires sur une barque en train de se pamer : "Ah ! Le pont des Soupirs ! C'est beau, on dirait le Nouveau Site. Hey, pédégé, tu sais d'où ça vient, le terme "pont des soupirs" ? (ils regardent tous leur guide) ? C'était les soupirs des condamnés, disant adieu à leur liberté... et ouais, ces criminels, incapables de finir le travail à temps... Les soupirs de ce qui n'arrivent pas à faire le Nouveau Site dans les délais..."


Pris par cette joyeuse atmosphère, pédégé appele toutes les quatre minutes mon chef. Il lui demande des nouvelles du Nouveau Site, qui sort le 15 octobre. Se lamente, s'épanche, s'angoisse, se morfond : "Croyez-vous qu'il sera prêt à temps ?" Pédégé se demande si on va lui ouvrir le ventre pour faire du macramé avec ses tripes, si le Nouveau Site n'est pas à l'heure dite, l'heure H, H comme Hache qui sert à couper la tête, si on va le peinturlurer de Viandox avant de le jetter dans la fosse aux lions.

Mon chef, alors, a les nerfs. Il maraude. Longe les murs, se ronge les moignons. Il vient nous voir, toutes les onze minutes, livide, et nous demande comme si nous étions une bande de cancérologues : "Alors, comment ça va ? Ca avance ?"

Si je lui réponds : "Tout va bien", il prend un air dubitatif. Vous me cachez la vérité. J'ai le droit de savoir. Si je lui dit : "Tout va mal, ça ne sera jamais prêt à temps", ses membres se détachent de son corps, il dit "je le savais bien", il faut alors le recoudre, et le ranimer. Il se remet à roder.

Et nous, de ramer, comme dans une petite barque, dans un embouteillage, sur un petit canal, à Venise.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...