samedi 22 décembre 2007

Le grand sinistre : la plage

C'est l'été, on m'emmène à la plage. Je n'aime pas l'été. Je n'aime pas la plage. Elle s'étale devant nous, la plage, comme un grand champs de blé ukrainien. La récolte est bonne, des tas d'abrutis ont poussé ; on a semé une multitude de mégots dorés la saison d'avant, et des tas de gens dorés ont surgi des dunes. Il faudrait une moissoneuse-batteuse, pour en faire des mottes. Je n'aime pas les gens.

On longe le parking. Je n'aime pas les parkings. On y met des grosses voitures confortables comme des barbecues. On se tourne vers moi, l'air joyeux : regarde ! C'est la mer ! Je n'aime pas la mer. Je n'aime pas la joie. Je suis le grand sinistre.

J'ai des chaussures de ville, en cuir, qui claquent sur le goudron du parking en fusion. Oh, tu aurais pu mettre des tongues, c'est la plage, on est décontracté. Des tongues, et puis quoi encore ? Regarde, de quoi tu as l'air avec tes chaussures, ta chemise à manche longue, en plein mois d'août, ton pantalon long en plein mois d'août. Et alors ? Je n'aime pas le plein mois d'août, ni le vide mois d'août. J'aime novembre, la mer du Nord. Je ne connais pas la mer du Nord, mais j'imagine que ça doit me convenir. Des gens en chemise noire, en pantalon, en train de regarder l'écume glaciale s'abîmer sur les falaises sinistres, Germinal de Zola à la main, une eau tellement froide qu'il y nage des poissons déjà panés.

Je m'assois sur la plage, du bout des fesses, dans le coin d'une serviette. Je n'enlève pas ma chemise noire. J'ai les jambes recroquevillés, je reste digne. Les gens s'étalent. Regarde, il y a des jeunes comme toi, qui s'amusent ! Je pousse un cri d'effroi, comme si on voulait me faire goûter de l'huile d'asticot. Je n'aime pas les jeunes. Ni les vieux. Je suis le grand sinistre.

Allez, enlève ta chemise noire, quitte tes chaussures, tu me fais honte, en plein mois d'août. Mets toi à l'aise. Non. Je n'aime pas la l'aise. Je ne vais tout de même pas me baigner ? Baigner comme un beignet ? Comme une saucisse dans la friteuse du monde ? Je sors Germinal de Zola, je le lis, avec une serviette sur la tête car je n'aime pas le soleil dément qui me bombarde. Ah. Les mines. Lantier. Souvarine. Les corons. J'aime.

Des gens jouent aux raquettes en rigolant bêtement, ils se lancent des balles. Certains la prennent dans la tête, ils rient bêtement. N'importe quoi. S'ils savaient. Des filles passent, dégingandées, regardent des garçons, gloussent. Ah ah, riez bien. Néant et destruction. La vanité et la mort. L'effroyable sablier qu'agite le spectre nocturne. Si elles savaient. Ah ah. Lantier, les mines, je suis le grand sinistre.

La propagande continue, interminable, je résiste. Le soleil me piétine comme si j'étais son paillasson, allez, enlève ta chemise noire, bon sang, va un peu te baigner. Allez, c'est l'été, amuse toi comme les autres. C'est ça, oui. Comme les autres. L'enfer, c'est moi à la plage.

Bon.

Je vais faire preuve de mansuétude. Grand seigneur. Je retrousse mes manches. Allez. Il faut contenter le peuple. Mes avant-bras livides comme des baguettes pas cuites luisent au soleil ; voilà, on est heureux, c'est Byzance, on respire. Je ne fais plus tâche, moi le dérangeur, je vais faire comme tout le monde, comme des moutons. L'abattoir du monde. Bon.

Bon. Le temps passe, le planète n'explose pas, à mon grand regret. J'enlève mon pantalon, je grogne. Mon maillot est trop étroit, comme d'habitude. Oh, mais tu crois que tu es le centre du monde, ou bien ? Personne ne te regarde, allez. Pff, ce n'est pas important. Toute cette comédie. Je m'en moque. Je fais bien ce que je veux. Les autres je m'en fous.

Oui, je suis en maillot, blanc comme une patate, blanc comme la blancheur de l'andouille. Et alors. Je n'aime pas l'été. Je me dresse, je me courbe, je m'avance vers cette immuable masse vigoureuse et bleue, qui murmure, inlassablement, telle un choeur antique.

Je rentre dans l'eau et j'avance, c'est froid. C'est bien. Je nage. J'ai passé la frontière. L'eau me mange comme un sucre blanc. L'eau saute à mon passage, comme ces petites sauterelles fluorescentes, que l'on dérange en marchant dans les prés. L'eau jaillit, comme une pluie de lumière, à l'envers, qui regagne le ciel. Je pars ! Je pars au loin ! Adieu ! Tel un Ulysse miniature ! A moi les voyages ! A moi les Odyssées ! A moi les sirènes, les sorcières, les rives enchanteresses, les repas de dorades, les peuplades inconnues dont je serai le Dieu exubérant et terrible ! Je parcours le monde en simple maillot de bain, nageant de port en port, croisant des paquebots, saluant les baleines, côtoyant les narvals ; je voyage, comme le chantre de la liberté, l'ambassadeur des poissons, le sauvage des coraux ! Je ris ! Je ris ! Je tape dans l'eau, je gesticule, je fais des bruits, je chante.

La nuit est presque tombée, on s'agite sur la plage déserte en m'attendant, remuant les bras. Allez, on rentre !

Non !

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...