dimanche 2 décembre 2007

Point de vue numéro trois : le reste du monde (3/3)

[lire le tout début]

L'embaumeur sort de la pièce, il s'entretient avec la femme. Il laisse derrière lui, dans la chambre à coucher, une odeur de propre délétère, le sang antiputride pour les morts ; là où fut un havre de tendresse, un nid de chaleur décoré de portraits, il reste un peu l'ombre de la cuisine secrète des soins occultes. La fenêtre est ouverte, il faudra fermer au bout d'une heure, mais les rideaux garderont un peu la fragrance invraisemblable du formaldéhyde, il faudrait les changer, mais ça ne servirait à rien, il faudrait changer les murs, les portes, l'immeuble entier.

Il s'entretient avec la femme, il compatit. C'est terrible comme maladie, n'est-ce pas. A force, les embaumeurs, comme les pathologistes, savent déchiffrer notre fin de carrière. Il prend son matériel, et s'en va.

L'embaumeur, tandis qu'il marche sur le trottoir, se fait accoster par le voleur. L'embaumeur n'en revient pas. File moi les sacoches, le croque-mort. C'est comique. Il tente d'expliquer, ne trouve pas les termes. Tout de même, ce n'est pas respectueux. Il cherche les mots, il a dû les laisser dans la valise, au secret, avec la fatigue de la semaine. Mais l'autre, nerveux, ne lui laisse pas le choix, avec son gros couteau. L'embaumeur, lui, a de plus gros couteaux, certes, mais là n'est pas la question.

Le voleur s'enfuit, laborieusement ; son départ est plutôt leste, mais surpris par le poids des mallettes, il ralentit assez vite. L'embaumeur reste planté comme une canule sur le trottoir, les bras ballants. Il vient de se faire dévaliser. Que faire ? Il jauge le voleur qui prend la clef des champs sans trouver la serrure, le long de la rue, se secouant comme un diable de droite à gauche. Au jugé, l'embaumeur estime pouvoir le rattraper assez facilement, s'il s'en donne la peine.

Mais il renonce. Il se dit que l'assurance paiera. Il voit l'autre, ses deux valises goulûment enserrées décrire des bonds chaotiques. L'autre disparaît enfin à l'angle de la rue.

L'embaumeur s'assoie un moment sur un banc, écarte les bras, retire ses talons meurtris des chaussures, puis s'allume une cigarette. Il contemple les arbres, leur univers orange, sonore et alambiqué, peuplés d'adorables créatures. Il se détend pleinement, sa journée, comme toute chose dans ce monde, a connu sa fin. L'humanité, la compassion, le respect pour les défunts ; le coeur est léger. Il tente d'imaginer la tête du gredin, pleine de gourmandise, en train de forcer les valises étanches ; le déclic, l'ouverture, le butin. Il sourit.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...