mercredi 28 novembre 2007

Poli 2.0 : Kéké (3)

Ca commence beaucoup ici, et un peu par là.

La maternité était à un quart d'heure à pied, nous avons pris la valise noire et entamé notre périple. Le matin se dressait lentement, métallique, comme une lame à cran d'arrêt découpant la brume. C'était un quart d'heure à pied, mais pas pour quelqu'un qui accouche, en fait. Quelle idée avions-nous, impossible de marcher plus de deux pas sans s'asseoir par terre. J'ai dit très diplomatiquement : s'il te plaît, tu ne vas tout de même pas accoucher sur le trottoir ? La neige s'est mise à tomber. Il ne manquait plus que les loups.

Parfois nous croisions des passants, qui accéléraient leur marche avec horreur comme s'ils avaient croisés les monstres des égouts. E. me disait de temps en temps : " tu es vraiment un connard ". Arrivés à la maternité, j'ai dit un truc débile du style " C'est pour un accouchement, s'il vous plait ", tandis que mon épouse se traînait par terre, implorant qu'on l'achève d'une balle dans la tête comme un cheval.

C'est que nous voulions un accouchement sans douleur. Naturel. Sans artifice. Sans péridurale, juste le souffle de la respiration et des chansons. Avec un âne et des vaches ; j'aurais joué de la guitare, et ma femme fait du macramé, tout ça. Elle avait tout prévu, elle allait accoucher assise ou accroupie, avec du Chopin en fond sonore, des danseurs contemporains, des happenings avec des gens nus, etc. Mais bon, nous avons eu en fait l'accouchement le plus médicalisé de l'année, il ne manquait plus que des androïdes, Dark Vador et un bistouri laser pour faire plus moderne. E. me répétait : " pardon, mais tu es vraiment un connard, pardon, etc. S'il vous plaît, piquez-moi ! "

C'était long, c'était trop, je n'avais pas les moyens pour de telles émotions. J'ai vu la tête apparaître, éponge rouge de cheveux, et j'ai pensé : "tiens ça serait bien si je pleurais maintenant, je crois que çà me défoulerait un petit peu.", mais en vain, j'étais comme un rustre devant l'horloge du monde, abruti, effacé, envahi. J'ai eu un court-circuit, je me suis senti décalé, c'était comme si je vivais un documentaire en trois dimension, au Futuroscope. Je voulais vraiment pleurer, cela semblait une bonne initiative, un bonne idée d'improvisation dans cette séquence. Mais je regardais, hébété, les mains posées sur mes cuisses, comme on regarde une course de cheval, attentif, concentré sur le résultat. Je comprenais que certains s'encombrent de camescopes ou d'appareils photos, pour meubler. Ma compagne me disait de temps en temps : " Espèce de connard, peux-tu me vaporiser le front ? " J'ai vu une oreille. Une bon sang de bonsoir d'oreille d'être humain, neuve, ronde, parfaite, une personne que l'on déballe devant moi, encore sous garantie, un congénère qui a voyagé depuis le singe, les huîtres et les lombrics, qui va s'essayer à l'existence, encore un autre contribuable, un ami fidèle, un amoureux, quelqu'un qui écoutera de la musique en rêvant, quelqu'un qui voudra dompter le monde ; j'ai pensé qu'on ferait sacrement la foire, qu'on accomplirait un sacré voyage, même si on ne sortait jamais du quartier, j'ai pensé qu'il fermerait mes yeux, un jour.

J'avais prévu bien avant tout ça de vomir partout, le moment venu ; j'avais averti E. : si on me propose de couper le " cordon " (je surnommais ça : " la tripe "), je dirai non, hein, c'est quand même dégueulasse. Mais en fait non. Tout m'a paru doux et intéressant, comme véritablement dans les coulisses de l'existence, l'atelier de l'humanité. Peu à peu, je me détendais. C'est bête à dire, mais c'était captivant, comme lorsque j'avais visité une usine de chocolat.

On a sorti un tout petit enfant, il était bleu, il ne respirait pas tellement puisque son cordon s'était enroulé autour du cou, il était flasque et ses membres pendouillaient à l'instar d'un poulet aux hormones déplumé ; les gens étaient très inquiets, mais moi j'étais très heureux, c'était mon fils, j'étais fier, c'était moi qui l'avais fait, moi, le type derrière le personnel en blanc, le figurant considérable, l'homme au sexe électrique qui avait transformé de la salade niçoise en créature humaine ; alors on l'a dénoué gentiment, calmement, patiemment, sans paniquer ; c'était joli, il s'est mis à tousser, à rosir, à respirer, il vivait. Puis on demandé si je voulais couper le cordon, j'ai dit " oui, pardi, tiens, bordel ! ", la sage-femme a clampé la tripe grise qui battait encore comme une veine majestueuse, tandis que mon fils était au monde, et j'ai sectionné sa fidèle cantine. Puis on l'a posé contre sa mère, il n'était pas très content, il gémissait " what the fuck, c'est quoi ce bazar, das ist eine scandall ? ! ", des grossièretés dans le langage des anges. Après, la sage-femme a tenu a me montrer le placenta, j'ai dit oui, au cas où je passe un examen de placenta dans l'année, on ne sait jamais ; elle m'a tout expliqué de cet immense bonnet de bain tout flasque, et j'étais content et studieux, j'ai failli prendre des notes.

J'avais le mal de joie, comme si une méchanceté divine avait fait pivoter ma tête plusieurs fois autour de mon cou.
...il me ressemble ! Avais-je fini par lâcher quand même, les lèvres tordues, les yeux avalés. Mais c'est vrai, avait répondu tout doucement la sage-femme, il vous ressemble.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...